Une lettre commence toujours par un "cher"

2390 | Le Sanctuaire

L'encre entre doucement le long du manche de ma plume et vide petit à petit l'encrier tandis que je tire sur la petite gâchette. Cette manière de faire n'est pas sans me rappeler une période très particulière de ma propre vie où je buvais du sang directement au poignet des gens, des pauvres âmes folles qui ne désiraient rien de moins que de se laisser sustenter, s'approcher de la mort pour avoir un semblant de vie, des âmes folles, perdues, des âmes aux yeux qui ne voyaient que les ombres et qui pensaient que la vie se vivait là... et qu'elle n'avait rien à offrir.

Mes pupilles se dilatent d'un coup alors que l'encre se met à déborder et que le relâche la pression un brin trop tard. Une goutte, noire, tombe et éclabousse la feuille qui la boit comme une morte de soif. Je siffle, et me dis qu'elle en aura, des mots, à absorber. Je pose la pointe de ma plume sur la feuille qui s'empresse déjà de boire le moindre petit fluide, assoiffée de mes mots assassins. Je relève la pointe. Non, mes mots ne seront ni agressifs, ni apposés sous le coup de l'émotion. Ils seront factuels. Je hoche la tête, comme pour finir placidement un houleux débat avec moi-même.

Chers Conseillers.

Maître

Je me redresse, comme pris en flagrant délit d'une mauvaise pensée. Elle m'a appelé Maître, et elle avait ce petit sourire en coin, comme si elle savait précisément ce que ça me faisait, une lueur de défi dans le regard. Cette lueur que j'ai adorée, aimée, au premier regard.

Je me permets de vous écrire aujourd'hui pour vous dire qu

J'inspire, plus pour étirer mes côtes que par réelle utilité. Bon, je continue. C'est important. Très important. Aussi capital que les sept péchés que l'Oasis Pleasure se plaît à tourner en ridicule.

Je me permets de vous écrire aujourd'hui pour vous dire qu'un incident assez fâcheux et inconfortable m'est arrivé. En effet, l'un des employés de la garde est venu me trouver pour me demander de durcir -à nouveau- les lois à propos des humains. Naturellement, il l'a fait sans égard pour ma profession, sans respect, et même sans le moindre signe de politesse. Si je suis tout à fait capable de discuter des lois et d'expliquer leur importance, je ne permettrai plus que ce genre de chose ne se reproduise. J'ai une mission et je compte bien la mener à terme. De plus, il s'est adressé à ma c...

Je fronce les sourcils devant l'éclat d'encre qui s'est égrainé le long de ma feuille alors que la pointe a cédé sous mon soudain accès de tension. Je pose ma plume et écarte ma lettre. Jamais le mot de "compagne" ne devrait être utilisé sur une lettre officielle. Je pose à nouveau ma plume sur une feuille vierge. Au moment où je décide du tracé de ma première lettre, la première phrase est déjà écrite. Finalement, sans efforts, ma plume se met à glisser sur le papier.

Chère Circé.

Je ne sais pas comment exprimer autrement les sentiments qui m'animent à votre endroit. J'aimerais sincèrement qu'il en soit différemment. Naturellement, je sais que vous n'appréciez pas mes pairs, et rassurez-vous, c'est aussi mon cas. Cependant, j'aimerais savoir si vous envisageriez d

Je me redresse au moment où je vois des pas juste devant ma porte, une respiration, un battement de cœur trop rapide.

Circé.

Est-ce que vous allez entrer ? Par pitié, j'espère que non...

Et pourtant, je désire que oui.

2390 | Le Sanctuaire

“Bah alors ? Il t’arrive quoi aujourd’hui ? Tu as l’air bizarre !” Si des yeux pouvaient tuer, le jeune homme dégingandé aurait rendu son dernier souffle sur place alors que Circé vrillait ses pupilles d’un bleu orage dans les siens. Le danseur leva les mains d’un air innocent, comme s’il se rendait et ne souhaitait pas entrer en confrontation avec l’animal sauvage qu’elle continuait d’être sous des allures domptées. “Mais c’est vrai, tu n’es pas comme d’habitude, je te connais grande soeur.” Elle expulsa l’air de ses poumons par ses narines à la manière d’un sanglier prêt à charger alors qu’elle tentait de calmer le léger tremblement qui s’était emparé de sa main. Elle fit mine d’observer les pommes qui lui faisaient face, les tâtant comme s’il s’était agi de tomates ou fruits de saison, comme si tout son être n’était pas chamboulé des évènements s’étant déroulés quelques heures auparavant. “Tu as beau jouer à la grande muette. Tu sais que tu ne peux rien me cacher. Personne ne peut rien me cacher. C’est mon labeur.” Sa mâchoire se contracta alors qu’il lui rappelait incidemment que le sien était justement de ne rien lui cacher. Elle tendit au marchand de fruits les trois sous qu’il réclamait pour les pommes sélectionnées, Lysandre en profitant pour en attraper une autre sur l’étal et croquer dedans. “Elle paie pour moi aussi.” D’un simple sourire, elle confirma bien malgré elle et sortit les quelques pièces de monnaie s’y rapportant avant de glisser les provisions dans son sac et de s’éloigner lentement, son frère déambulant nonchalamment derrière elle.

“Alors ? Comment il est ?” Si elle se crispa face à pareille interrogation, elle fit en sorte de ne pas le montrer, continuant à s’éloigner de l'atmosphère bruyante et bondée du marché en cette heure avancée. “Tu sais ; à la base, c’était moi qui devait séduire un Conseiller pour obtenir notre trésor. Pas toi.” La plaisanterie était de mise avec l’employé de l’Oasis Pleasure mais les épaules de la jolie blonde se tendirent immédiatement, ce qu’il remarqua sans doute avec sa sagacité l’air de ne pas y toucher. Il ne pouvait évidemment pas savoir. Circé elle-même ne savait pas vraiment ce qu’il s’était passé tout à l’heure. Suffisamment éloignés des oreilles indiscrètes, elle haussa les épaules et se racla la gorge avant de finalement se décider à lui répondre. “Il est … comme les autres.” Mensonge. “Étrange et dangereux.” Mais pas avec elle. “Je n’ai encore rien trouvé.” poursuivit-elle, dérivant la conversation sur autre chose que la personnalité du vampire qui clamait la détenir. “La prochaine fois qu’il sera absent, c’est dans la chambre qu’ils conservent leurs secrets les mieux gardés. Tu as déjà été dans la sienne ?” “Non !” s’offusqua-t-elle, faisant éclater de rire le prostitué qui ne se formalisait pas de si peu. “J’oubliais. Tu es encore du rang des pythies.” Le rouge envahit ses joues alors qu’elle continuait de marcher d’un pas déterminé. “Penses-y la prochaine fois.” lui enjoigna-t-il avant de faire demi-tour et de disparaître en une fraction de seconde, la laissant dans ses pensées désordonnées.

Elle avait reculé le moment. Elle avait pris tout son temps pour rentrer du marché, maintenant qu’elle avait été libérée de la présence involontairement oppressante de son frère. Elle avait fait mine de se perdre pour explorer les lieux qu’elle connaissait encore mal dans cette partie de la Cité avant d’accélérer l’allure lorsque le soleil avait commencé à se flétrir. Elle était rentrée sans un mot dans les lieux lugubres et si éloignés de sa forêt bien aimée, espérant que le Conseiller ne soit pas présent pour une raison officielle. Elle avait rangé les provisions dans l’endroit indiqué par ce dernier avant de se mettre aux fourneaux afin d’y préparer un ragoût revigorant et une tarte aux pommes qui avait un goût de passé. Elle était montée dans sa chambre, jetant un coup d’oeil furtif sur le rai de lumière qui passait sous celle de son Maître. Elle hésita quelques instants. J'aimerais vivement que vous la relisiez afin de dire ce que vous en pensez, et peut-être même donner votre version. Les mots sonnaient comme une invitation alors que la Sauvage voulait y voir un ordre.

Sans réellement savoir ce qu’elle faisait, elle posa les yeux sur la lourde porte close derrière laquelle la présence du vampire n’était aucunement trahi si ce n’est pas les ombres projetées dans l’interstice sur le pas de porte. Comment était-elle arrivée là alors même que moins d’un battement de cil plus tôt elle s’apprêtait à rentrer dans sa chambre ? Avec horreur, elle vit son point se lever comme pour toquer à la porte et mit toute sa volonté pour rouvrir sa main et faire qu’elle se pose sur la surface plane sans un bruit. Les mots de Lysandre, ceux du Conseiller se mêlaient aux battements sourds de son coeur, la laissant dans une cacophonie insupportable. Elle ferma les yeux pour prier intérieurement à Apollon. D'or tout nimbé quand tu délivres oracles et prophéties, Écoute la juste prière que je t'adresse au nom des peuples. Car des hauteurs où tu habites, tu vois toute l'étendue de l'éther infini et celle de la terre fortunée. Ce fut le bruit des coups portés sur la porte qui lui firent rouvrir ses yeux, la surprenant en réalisant que c’était elle qui venait de les porter. Ainsi était la volonté de son dieu.

Son battement de cœur est rapide, très rapide. Son souffle est court. Elle le prend, et elle le souffle plus lentement, comme pour parler, sauf qu'elle ne parle pas. Ses palpitations se calment. Serait-elle en train de... prier ? Je me demande quelle est la divinité à laquelle elle est en train d'adresser ses prières. Certainement pas la même que la mienne. Je me demande aussi ce qu'elle est en train de demander avec une telle dévotion. Sa fortune ? Ma perte ? Autre chose qui n'a sans doute rien à voir avec moi ?

Je sursaute, manquant de renverser l'encre partout sur mon bureau. J'étais si concentré sur la moindre des nuances de son que je perçois d'elle et de son corps, que les coups portés à ma porte me semblent être des atteintes directement à ce qui me reste d'âme. Je me redresse, réajuste ma tenue pour avoir l'air plus décent, et me dirige vers la porte. Je pose ma main sur le bois, juste un instant, comme pour essayer de percevoir ce qui m'attend derrière.

Une amie, une ennemie, ou autre chose ?

Je l'ouvre avant de me décider ce que je préférerais et souris en voyant le visage de Circé, comme si je n'avais pas deviné que ça pouvait être elle, et que je suis ravi de cette constatation. C'est le cas, je suis réellement sincèrement en joie de la voir, mais prétendre que je ne la suis pas à la périphérie de mon oreille serait mensonger. Depuis qu'elle est dans ma vie, je ne peux pas m'empêcher de me demander constamment où elle est, et ce qu'elle fait, avec qui elle parle.

C'est un sentiment horrible, très horrible. Plus j'essaie de lutter contre, plus il me ronge, encore et encore. Et je suis coincé, parce que maintenant qu'elle est devant moi, je ne sais absolument pas quoi faire. La laisser partir est simplement hors de question, mais la garder près de moi est trop dangereux. La chose la plus logique à faire serait donc de la laisser décider.

Son regard me semble un peu changé. Il n'y a plus cette lueur soumise qu'il y avait avant, mais il n'y a pas non plus le tranchant de la lumière de défi que je lui devine parfois. J'ai la sensation qu'elle me parle avec ses yeux, mais d'un message que je ne suis pas en mesure de comprendre. Ses yeux plongent dans les miens avec une intensité que je n'avais jamais ressentie auparavant, ni d'elle, ni de qui que ce soit.

Ou peut-être est-ce seulement maintenant que je m'en rends compte ? Quoi qu'il en soit, je me redresse en me rendant compte que je devrais l'accueillir comme il se doit.

"Bienvenue, Circé. Je vous en priez, entrez."

Je la laisse venir dans ma chambre qui doit lui paraître bien austère comparativement à la sienne, me reculant suffisamment pour qu'elle ne se sente en rien oppressée par ma présence, ou par le fait d'entrer dans ma chambre. Je range mes mains dans mon dos, et hésite à fermer la porte pour qu'elle se sente plus à l'aise pour me parler, ou la laisser ouverte afin qu'elle ne se sente pas prise au piège. Finalement, je fais un compromis en la repoussant légèrement.

D'un geste, j'invite Circé à prendre place à mon bureau avant de me tendre en voyant la lettre inachevée qui lui est adressée. Sans geste brusque, je la retire lentement de l'assemblage de feuilles. Une fois en ma possession, l'écriture dissimulée contre mon torse, je peux enfin me détendre.

"Alors ? Que puis-je faire pour vous ?"

Je me sens nerveux, tendu... Que m'arrive-t-il ?

En réalité, les médecins avaient raison, je suis fou, totalement fou.

2390 | Le Sanctuaire

Le poing encore serré d’avoir toqué à cette porte qu’elle n’aurait jamais imaginer franchir, si ce n’est peut-être avec un couteau à la main, elle observa cette dernière durant quelques secondes, suffisantes pour s’étirer en heures. L’espoir d’un instant, elle se mit en tête qu’il ne l’avait peut être pas entendu et qu’elle pourrait rebrousser chemin, manquant à la promesse qu’il lui avait faite. L’espoir d’un instant, elle fit mine de ne pas réaliser que ses oreilles aiguisées, ses sens décuplés n’avaient pas même eu besoin de l’entendre frapper à sa porte pour savoir sa présence. Elle aurait dû cependant le savoir, le réaliser. Echapper à un vampire était vain. Une fois qu’on était pris dans leur filet, le seul espoir résidait dans la chaleur du soleil, dans l’incandescence du brasier. Et elle était prête à allumer des flammes ce soir. Elle eut un geste de sursaut quand, à sa grande surprise qui n’aurait pas dû en être une, la porte s’ouvrit, révélant la silhouette bienveillante d’un monstre sanguinaire qui avait pris les traits les plus angéliques qui soient. L’éclat de son regard vrille dans celui qu’elle doit considérer comme son Maître mais qui ne parviendra jamais à détrôner cet être de lumière qui règne en maître sur son corps, son coeur et son esprit. C’est comme ça qu’elle a été élevée. C’est comme ça qu’elle restera.

Lorsqu’il se déporte pour la laisser rentrer, elle hésite néanmoins durant quelques secondes. Là où ses frères et soeurs la pousseraient à saisir l’opportunité d’une vie entièrement dédiée à la destruction de l’ombre, elle reste sur le seuil de cette dernière. Elle sait que le pas qu’elle fera changera la donne, la poussera à prendre une décision qu’elle a toujours fait mine d’ignorer ou de repousser jusqu’à présent. Qu’elle aura la réponse à une question qu’elle refusait de se poser depuis qu’elle était entrée en possession de cet individu. Résolue, mue par sa foi qu’elle sait inébranlable, elle finit par rentrer à l’intérieur de cette chambre. Ses grands yeux de biche se glissent sur le décor au sein duquel le Conseiller évolue. Bien éloigné des ors et apparats de sa propre chambre et de ce à quoi on pourrait imaginer d’un haut membre de la société tel que lui, ce lieu lui semble étrangement familier. Peut être parce qu’il se fait l’écho lointain de son enfance, un décor dénué de superflu et se concentrant sur l’essentielle ruguesse. Les Mères lui diraient qu’elle se jette dans la gueule du loup et que son sacrifice sera récompensé dans la vie des autres. Mais pourquoi ce lieu se fait évidence ? Pourquoi se sent-elle presqu’à sa place avec un naturel déconcertant ?

Ses prunelles glissent sur les quelques meubles en ces lieux : le bureau inondé de feuilles sur laquelle glisse une écriture en cursive délicate et qui se fait l’écho intemporelle de son auteur, un coffre qui ne semble révéler guère d’affaires comme on l’en attend d’un membre de cette stature, un lit dont les draps légèrement froissés laissent deviner qu’il se complait parfois à s’y allonger. Ses iris claires s’en détournent aussitôt alors qu’elle sent une chaleur diffuse remonter le long de ses joues, les colorant d’une teinte sanguine. D’obscures pensées s’imposent à elle et elle se rend compte de l’incongruité et inconvenance de la situation. Que ne ferait-on pour le Lumineux ?

“C’est vous.” réplique-t-elle, le ton de sa voix est grave, profonde, presque gutturale alors que sa gorge s’assèche soudainement. “Vous m’avez demandé de venir.” finit-elle par préciser, inconsciente de la duplicité de ses paroles, bien trop encore innocente des gestes du monde. Pourquoi son coeur accélère-t-il sa cadence ? Elle se racla la gorge avant de reprendre. “Vous souhaitiez me faire relire votre lettre.” Elle ne comprenait pas comment elle pourrait l’aider sur ce point, ni la raison pour laquelle il le souhaitait. La parole de Circé ne valait rien au sein de cette Cité. Elle valait moins encore aux oreilles des Immortels. “Je n’aurais pas dû venir si tard.” souffla-t-elle, prête à prendre la poudre d’escampette. “Le jour va bientôt se lever. Cela peut sans doute attendre.” La manière dont sa voix s’éleva faisait penser davantage à une question qu’à une affirmation. Elle avait encore la possibilité de faire demi-tour. Elle pouvait encore revenir en arrière. La possibilté que personne ne puisse jamais rien savoir demeurait entière. Alors pourquoi ne faisait-elle pas demi-tour ?

Naturellement, elle n'entre pas tout de suite, et je n'en prends absolument pas ombrage compte tenu de ce qu'elle craint vis-à-vis de moi. Après tout, elle n'a pas la permission d'entrer dans ma chambre dans d'autres circonstances, je fais mon lit moi-même, je la range, et je la nettoie. Parfois, j'ai honte pour mes pairs qui ne font même pas cet effort. On dirait des enfants en bas âge qu'il faut biberonner... Et je déteste l'image que cela m'envoie immédiatement.

Elle inspecte presque avec un regard inquisiteur. Je me demande ce qu'elle craint réellement à présent. Que je lui saute dessus ? Pour quoi ? La mordre ? Ou abuser d'elle ? Son cœur se fait plus insistant, et son visage prend une coloration légèrement plus rouge. Sa chaleur se disperse d'une manière différente qu'à l'accoutumée, son corps chante, mais je n'en comprends pas la chanson pour le moment. Pour une personne supposée être si proche de moi, cela me perturbe au plus haut point.

"Certes..."

C'est moi qui l'ai demandé. Je me sens stupide tout à coup.

"Rassurez-vous, ce n'est effectivement que pour la lettre." Je secoue la tête "Je crains que non, j'aimerais l'envoyer le plus vite possible. Je vous en prie, elle est juste là, sur mon bureau."

Si j'avais regardé mon bureau à ce moment là, j'aurais vu que la lettre mise en avant n'était absolument pas la bonne. Au lieu de cela, je tourne mon visage, comme pour entendre un peu mieux. Cette pulsation... De l'appréhension ? De la peur ? De la haine ?

Qu'est-ce ?

"Circé, vous n'avez rien à craindre de moi. Vous le savez. Je sais que mes paroles peuvent être mensongères, mais si j'avais voulu porter atteinte à votre intégrité physique, j'aurais eu d'autres..." esclaves "... compagnes auparavant. Je lutte pour les humains, jours après jours. Je n'ai absolument pas l'intention de vous nuire de quelque manière que ce soit."

Après ces belles paroles, je me rends compte que la lettre est là, avouant mes sentiments, bien délicatement posée sur le bureau. Si je bondis dessus maintenant, ce sera sans doute vraiment très mal perçu. Je décide d'assumer chacun des mots que j'ai tracés à la plume... Mais je me laisse tout de même asseoir sur le lit, en proie à une petite faiblesse.

2390 | Le Sanctuaire

Elle a beau lui dire. Elle a beau se le dire. Il n’en demeure pas moins qu’elle n’a rien à faire ici. Dans cette pièce qui confine à l’intime, seule en tête à tête avec un vampire au plus tard de la nuit. Il lui a répété à de multiples reprises et ce soir encore qu’il pouvait lui faire confiance. Il lui a montré à plusieurs reprises mais voilà que sa nature soupçonneuse, sauvage ne peut s’apaiser de tels mots. Les Mères les ont alerté des mots sirupeux qui peuvent s’échapper de la bouche des hommes, plus encore des vampires. Ils vous endormaient et vous charmaient pour s’emparer de votre bien le plus précieux. Le Haut Conseiller n’était pas différent des autres ; il ne pouvait en être autrement et ce n’était pas en quelques nuits et jours que deux décennies de croyance aveugle pouvaient s’envoler. Et pourtant, elle était dans sa chambre, en sa présence, au coeur de la nuit à vérifier une lettre dont elle ne comprendrait sans doute jamais le moindre des desseins.

Elle lui adressa un signe de tête et s’approcha du bureau sur lequel reposait une quantité impressionnante de papiers pour une enfant de la Bordure, certains griffonnés, certains vierges. De ses grandes prunelles de biche égarée, elle glissa sur ces derniers tentant d’accrocher celle dont il était question sans la retrouver parmi les autres. A tout le moins, elle devait faire illusion. Timidement, elle posa le bout des doigts sur l’une d’entre elles et sans se retourner vers l’immortel l’interrogea : “Celle-ci ?” Elle avait emmagasiné sa nouvelle plaidoirie, ses mots aussi convainquants que ses actes. Il ne ferait rien pour lui nuire. “Je sais.” répondit-elle dans un souffle, mais peut-être que la souris n’était pas celle qu’on imaginait être. Et que le chat aiguisait ses propres griffes dans l’ombre. “Je l’ai vu.” Un léger sourire accompagna cet état de fait. “Merci.” Elle lui avait déjà dit mais elle le pensait. S’il n’avait pas été là …

Un frisson de dégoût parcourut son échine dorsale en repensant au regard concupiscent du vampire sur elle et laissa le silence s’étirer un peu plus, uniquement entrecoupé des bruits de sa respiration et des crépitements de l’âtre. Ses iris ne parvenaient pas à déchiffrer aucun des symboles qui se trouvait sur les pages blanches. Il pouvait s’agit autant de maléfice que de condamnation à la damnation éternelle de ce qu’elle savait. Elle n’était pas suffisamment digne pour comprendre ces derniers. Elle avait des actes à accomplir pour la gloire solaire et lire n’en faisait pas partie. Au bout de quelques minutes, elle finit par reprendre : “C’est une parfaite transcription.” Un mensonge éhonté mais dit avec une assurance pleine de conviction. Comment aurait-elle pu en faire autrement ? Elle se retourna finalement vers le prêtre. “Avez-vous encore besoin de moi, Monsieur ?” l’interrogea-t-elle d’une légère révérence, prête à prendre la porte et retourner dans la sécurité réconfortante de sa chambre.

Elle n'est pas heureuse auprès de moi, je le sais, je le sens dans son regard. Moi qui pensais pouvoir être différent, au moins pour elle. Je commence à perdre espoir. Je ne me sens plus même chez moi depuis cette fois où, après m'être fait rabrouer de sa voix tonnante, j'ai pratiquement fui dans ma chambre. Je regarde son visage tendu, dont le regard est entièrement tourné vers l'intérieur, et cela me brise le cœur qui ne bat plus depuis bien longtemps. En réalité, je n'ai jamais eu ma place auprès de personne en cette cité. Les vampires ne tolèrent pas qu'un des leurs s'occupe des humains, et les humains me méprisent...

... Même mon statut de conseiller n'y a rien changé. Depuis que je le suis, je n'ai rien pu accomplir véritablement, j'ai juste un peu plus de notoriété, mais les humains ont rarement été plus au bord de la révolution qu'en ce moment...

Je me sens impuissant, et encore plus depuis que j'ai Circé avec moi. Je me sens comme un imposteur à essayer de prouver ce que je suis, et j'ai la sensation de n'avoir plus aucune énergie, plus aucune volonté. Ce n'est sans doute pas plus mal, comment changer un monde qui refuse d'être changé ? Quel intérêt ?

Même mes mots semblent la traverser sans trouver une quelconque accroche. À la limite, je préférerais presque qu'elle s'énerve à nouveau sur moi, quelque chose, n'importe quoi ! Mais rien ne vient, à part un pâle "je sais". Tout en elle hurle qu'elle veut partir. De cette chambre ? Du sanctuaire ? De ma vie ? Ce serait un nouvel échec très compliqué à gérer...

Elle lit la lettre tandis que je m'approche d'elle et je me fige... Elle lit effectivement ma lettre... pour elle... Que dois-je faire ? La lui arracher des mains ? Non. Tant pis. Au moins, elle saura ce que je ressens, la détresse qui m'étreint et...

... Une parfaite retranscription ?

Mes yeux regardent la lettre, la lise et la relisent rapidement. Alors cela ne lui fait pas plus d'effets que cela ? J'éprouve un sentiment de soulagement et de déception mêlée.

"Non, j'imagine que... c'est tout..."

Que dire d'autre ? Lui dire à quel point je suis désolé de cette situation ? À nouveau ? Lui dire que je lui présente mes excuses pour les actions de mes pairs ? Encore ?

"Mademoiselle Circé..." Êtes-vous heureuse ? "Souhaitez-vous une autre lettre... pour vous libérer de moi ?"

Oui, elle veut partir, c'est une certitude...

Au moins, ainsi, je saurai.

C'est alors qu'une arabesque sur la lettre attire à nouveau mon œil. Cela ne peut pas être retranscrit, puisque c'est informatif. Je porte ma main à mon visage et me serre l'arrête du nez entre le pouce et l'index.

"Vous ne savez pas lire, n'est-ce pas ?"