Let me hold you for the last time...

2390 | Le Sanctuaire

Je l'avais entendue se rapprocher de ma chambre et je m'étais levé en vitesse pour m'installer à mon bureau, allumer une bougie, et rédiger une lettre de remerciement pour elle. Je me suis arrêté, je l'ai entendu frapper. Je me suis levé pour aller lui ouvrir, hésitant, j'ai posé la main sur la porte, caressant le bois, entendant son cœur s'emballer. C'est au moment où je me décide à ouvrir qu'elle se décide à partir. Je retourne à mon bureau, elle ne veut pas rester ici, et je n'ai pas l'intention de l'en forcer.

Les lettres se tracent presque comme par habitude. Ma main tremblait tellement que mon écriture était loin d'être parfaite. Les mots non plus, ne sont pas parfaits.

La perfection, je ne la touche plus depuis longtemps, je la laisse aux bâtiments religieux qui ont réussi à subir l'épreuve du temps en se dressant au milieu de villages dévastés comme d'étranges sentinelles dans le paysage. La perfection s'applique aux œuvres d'arts, à certaines musiques impeccablement jouées.

Je peste et repose ma plume qui fait une tache au milieu de la missive, une tâche qui grandit, petit à petit, et qui ne laisse bientôt plus l'opportunité à personne de lire quoi que ce soit. Comment puis-je vanter les mérites de quelqu'un dont je m'apprête à me séparer à peine après quelques heures ? La vérité est que je ne peux pas lui rendre la liberté. Les humains enregistrés le sont à vie. Il faut que je cherche, et que je trouve une solution. Il doit y avoir une solution. Naturellement, je ne trouve pas le sommeil cette journée-là. Je la passe à nettoyer le sanctuaire dans les moindres détails, refusant catégoriquement que Circé puisse s'approcher d'une quelconque poussière, ou la moindre chose à faire. D'ailleurs, je remarque qu'elle a fait sa propre vaisselle et cela me décroche un sourire. Au moins, elle m'aura désobéi, c'est toujours cela de prit.

Quand la nuit s'en vient, je commence à préparer du pain noir que je sers avec un peu de fromage et quelques pommes sauvages que j'ai pu trouver au marché, la veille. J'hésite à aller frapper à la porte de Circé pour lui annoncer que son repas est servi. Qu'importe... Rien ne se pert dans ce qui est sur la table.

"Vous ne pouvez pas prendre partit ainsi pour un humain des rues contre un vampire !"

Je me redresse d'un coup, sursautant immédiatement et relevant les yeux sur l'homme qui me fait face. Il s'agit de l'associé d'un des conseillers qui commence à se croire un peu tout permit. Ici, je ne suis pas Conseillé, je suis prêtre. Il n'a absolument aucun droit d'être ici, et encore moins de me dire comment manœuvrer cette pierre chaude et fragile qu'on m'a déposé entre les paumes. Je me redresse, faussement tranquillement, et lui fait face.

"Vous saviez qu'à vos dernières restrictions, nous sommes en train d'avoir de moins en moins de réserves de sang ? Oui, nos réserves de sang s'assèchent ! Vous devriez remettre l'âge légal comme il l'était avant, et réaugmenter le nombre de prélèvements possibles... Et quelle est cette idée de pouvoir permettre aux humains de refuser un prélèvement par an ? Tout marchait très bien avant que vous ne veniez !"

Cette fois, je lui fais face, sans même avoir ouvert la bouche. Devant moi, il est en train de m'apprendre mon métier, mais dans ma tête, sa manche est déjà en train de prendre feu.

"Bonsoir, Meyln"

Il s'installe, comme s'il était chez lui, à sa chaise, sa place à elle, devant les mets que j'ai préparés pour elle, et elle seule. Il regarde tout cela, un peu interloqué, avant de lever un sourcil et de finalement avoir la toute première étincelle d'intelligence dans son regard trop mort.

"Ah, mais c'est vrai que vous avez une petite avec toi maintenant. Je peux la voir ?"

"C'est absolument hors de question." je reprends d'un ton plus posé "Elle se repose."

L'homme me fait un étrange sourire, suivit d'un étrange clin d'œil. Il se lève, ouvre la porte de la cuisine sur... Circé. Je la regarde, un peu horrifié, et je me dirige vers elle quand l'homme reprend sur le ton le plus ignoble que je ne lui ai jamais entendu.

"Dis-donc, t'es bien mignonne toi. Tu pourrais nous apporter une jarre, deux verres, et nous faire une petite danse."

Elle ne sait pas où est ma réserve de sang. Et je n'ai aucune bouteille d'alcool ici. Cependant, mon regard est passé d'elle à lui. Dans ma tête, il est en train de hurler de la morsure de la flamme. Mes lèvres se retroussent sur mes dents, presque comme par un instinct pur que je ne me connaissais pas.

"Allez, on a pas toute la..." D'amusé, le regard de l'homme qui n'a déjà même plus de chair dans ma tête devient livide quand il se pose sur moi. "...nuit ?"

2390 | Le Sanctuaire

Ce sont les rayons du soleil qui la tirent tout d’abord de son sommeil. Ce dernier fut court dès lors que la nuit était bien avancée lorsqu’elle s’était enfin glissée dans les couvertures bienvenues, ressentant un sentiment de sécurité et de bien-être comme elle n’avait plus connu depuis son enfance. Avait-elle connu un lit plus douillet et luxueux que ce dernier ? Lorsqu’elles étaient enfant, elle devait partager un matelas de fortune avec ses frères et soeurs, la proximité aidant à maintenir une barrière contre le froid hivernal mais n’aidant pas au sommeil reposant. Lorsqu’elle avait grandi, elle avait dû se contenter d’une vulgaire paillasse, d’un coin à l’écart qu’elle s’aménageait avec ce qu’elle trouvait afin de laisser la place aux plus jeunes. Et même si en suite de son enregistrement, il lui avait été attribué un lit, il n’était certainement pas aussi confortable que celui offert par son Maître, son tout premier. Les évènements de la veille l'avaient tant épuisés qu’elle n’avait pas tardé à rejoindre Morphée et ses songes alambiqués. Tant et si bien qu’elle avait omis de tirer les rideau dans le noir environnant.

Même si le sommeil avait été court, elle laissa un sourire s’emparer de son visage lorsque le Dieu-Soleil lui offrit milles caresses, remerciant ainsi son enfant de se dévouer entièrement à lui, une fois de plus. Elle resta ainsi quelques minutes sans bouger, appréciant la protection réconfortante d’Apollon, avant de se redresser et de se prosterner sur les draps froissés. La tête entre les bras, les rayons de l’astre faisant briller la blondeur de son crâne, elle récita ses prières et remerciements, restant en position durant de longues minutes, habituées à ces génuflexions. Ce furent des bruits de porte qui la tirèrent de ses adjurations. Elle se redressa, le coeur battant à tout rompre. Ce ne pouvait être lui : il faisait encore jour. La jeune femme resta interdite quelques instants avant de finalement se lever et se rapprocher de la porte qu’elle ouvrit de quelques centimètres. Un rayon lumineux éclaira le couloir sombre des lieux, apportant la vie dont ils manquaient. Elle dû attendre quelques minutes avant que sa vision ne s'accommode des ombres. La porte du Régent était ouverte. Elle referma aussitôt la sienne, bien qu’il ne soit pas dans les environs, et entreprit de s’habiller avant de ne se retrouver de manière inopportune face à lui en simple robe de nuit.

Après avoir rangé ses affaires, elle dut se résoudre à sortir de cette chambre qui en l’espace d’une nuit était devenue son refuge, un rempart contre un monde qu’elle ne connaissait pas et qui l’effrayait un peu. Ne sachant pas réellement ce que son Maître attendait d’elle, elle entreprit d’inventorier et d’explorer les lieux, constatant néanmoins que ces derniers ne nécessitaient pas réellement que de ménage soit fait. Elle entreprit alors d’aller chercher du bois pour remplacer les bûches et le petit bois qui avaient servi la veille à réchauffer l’atmosphère. C’est à cet instant que son ventre cria famine, lui rappelant qu’elle n’avait rien mangé de la journée et qu’il serait utile non seulement de se sustenter mais de vérifier également les réserves de nourriture pour éventuellement se rendre au marché. Là encore, elle ignorait ce dont l’immortel avait réellement besoin. Devait-elle se rendre à la banque de sang pour récolter son dû ? Ou attendait-on d’elle qu’elle lui fournisse directement le sien ?  Son visage pâlit à cette pensée.

Elle pâlit d’autant plus lorsque se rapprochant de la cuisine, elle entendit l’écho de voix. Une discussion entre deux hommes dont elle ne comprenait pas forcément les tenants et les aboutissants mais qu’elle découvrit bien vite lorsque la porte s’ouvrit sur un strigoï qu’elle n’avait jamais vu jusqu’à présent. Aussitôt, elle baissa la tête et lui adressa une légère révérence comme il était exigé de sa part en sa qualité inférieure. Le rouge empourpra ses joues face à la suggestion emplie de concupiscence de ce dernier et elle dut se mordre les lèvres pour ne pas lui répondre par la négative. Son Maître lui avait bien dit qu’elle ne serait obligée en rien après tout et elle n’avait foncièrement pas envie de ramener de l’alcool et de danser pour de tels monstres. Elle ne connaissait peut-être pas celui qui s’était adressé à elle mais elle connaissait le regard qu’il lui portait. Elle l’avait déjà vu plus d’une fois.

Instinctivement, elle voulut se rapprocher du prêtre, cherchant la protection qu’il lui avait tant promis, ayant conscience du danger que représentait son invité lorsqu’elle finit par croiser le regard de celui à qui elle appartenait désormais. Au même titre que l’autre immortel, elle eut le sursaut instinctif des animaux sauvages face à un prédateur. Il semblait brûler un feu en lui qui risquait de tout brûler sur son passage. Sans réfléchir, sans même réaliser ce qu’elle faisait avant de l’avoir fait, elle se retrouva face à celui-ci, la main posée sur sa poitrine comme si elle pouvait empêcher, par sa silhouette gracile, l’inéluctable. “Maître…” souffla-t-elle. “Je souhaite me rendre au marché de jour demain matin. Pourriez-vous m’indiquer le chemin de vos réserves ?” Détourner l’attention. Ignorer les paroles salaces de l’autre. Ne pas laisser la peur s’emparer d’elle, ignorant ce qui pourrait advenir si elle ne s’interposait pas. Ni ce qui pourrait arriver si elle s’interposait comme elle venait de le faire. Il s’agissait peut-être d’une erreur monumentale. L’instinct avait pris le dessus.

2390 | Le Sanctuaire

Mes dents se contractent et je me sens prêt à tout. De mon existence, jamais je ne me suis senti prêt à quoi que ce soit de violent. J'ai dû user de force pour parvenir à maintenir tranquille un pensionnaire, parfois, mais je n'étais pas le plus fort des hommes, loin de là. La violence, ce n'est pas pour moi, ça ne l'a jamais été.

Alors pourquoi suis-je là, debout, en train de regarder ce vampire, et à m'imaginer toutes les atrocités que j'aimerais lui faire en cet instant ? C'est presque comme si j'étais trop choqué pour la vivre pleinement et que mon esprit s'était détaché de mon corps pour observer la scène d'un point de vue extérieur. Je me vois, et je sais que le regard que je lance est celui d'un fou, pas de quelqu'un qui cherche à prouver quoi que ce soit, ou qui souhaite faire preuve de sa force ou de sa capacité de combat. Non, juste un fou.

Il a manqué de respect à la femme qui est désormais sous ma protection. Le temps commence à s'allonger et l'homme commence à perdre un peu de sa superbe et se tasse de plus en plus. C'est alors qu'un contact se fait et me ramène à la réalité, replaçant mon esprit dans mon corps. Mes yeux se dirigent lentement jusqu'à Circé, comme pour lui demander silencieusement ce qui la pousse à faire cela, mais c'est autre chose qui me perturbe tout à coup. Sous sa main, ma cage thoracique se réchauffe, et à l'intérieur, mon cœur inerte à, pendant un instant, l'envie de battre, de se battre. C'est presque comme si Circé, sans le savoir, me maintenait en cet instant dans ce que j'ai de plus humain.

Elle a beau être elle, et j'ai beau être moi, je me sens actuellement bien plus proche de cette femme que jamais, je ne l'ai été d'aucun vampire auparavant, et encore moins de celui qui nous fait face. Cependant, son "maître" avive chez moi de vis sentiments totalement contradictoires.

Je retrouve mon calme, et même un peu de mon sourire.

Circé trouve les mots qu'il faut et achève de me ramener à la réalité et de m'éloigner des flammes de ma propre colère.

"Oui, je vous indique cela. Naturellement."

Cette fois, je me tourne vers notre intrus. Je le regarde droit dans les yeux, un sourire crispé au visage, comme un loup montre ses crocs.

"S'il n'y a rien d'autre dont vous souhaiteriez vous plaindre, je vous libère. Je vous conseille, en outre, de ne plus venir ici, déranger un Conseiller, sans une excellente raison à l'avenir."

Jamais je ne me serais permis de parler ainsi à quiconque. Je m'attends à ce qu'il se mette à rire, à me provoquer de plus belle, mais il se lève de sa chaise en trébuchant, s'incline, bégaie des excuses, et s'en va sans demander son reste. Je me retourne vers Circé qui a toujours sa main sur mon torse. Nous nous faisons face. Je pose ma main sur la sienne, là où mon cœur se meurt de battre à nouveau contre une main chaude, la sienne.

"Je vous remercie pour votre intervention, et... je vous prie de m'excuser pour la mienne. Je ne sais pas ce qui m'a pris. D'ordinaire, je n'agis pas ainsi."

D'ordinaire, je n'ai pas d'humaine à protéger. À regret, je laisse sa main aller.

Nous entendons au loin la porte claquer très maladroitement et je ne peux pas m'empêcher d'avoir un petit rire un tantinet moqueur.

"Vous vouliez vraiment aller au marché demain ? De toute façon, je vais vous montrer les réserves, cela vous sera toujours utile."

J'ouvre une porte qui conduit à un escalier qui s'enfonce dans la cave. C'est là que je garde toutes mes réserves périssables. L'air y est sec et frais.

"Toutes les jarres sont scrupuleusement étiquetées. Si vous achetez de nouvelles denrées, je vous saurai gré d'en faire de même, s'il vous plaît.."

À présent que je me retrouve "moi", je m'approche de celle qui est désormais ma compagne de vie, au moins dans ma tête. J'hésite à

"Est-ce que vous allez bien ? Je vous le dis à nouveau, vous n'avez rien à faire que vous ne souhaitez pas faire, pas même venir s'il y a des gens pour les servir, ou m'appeler 'Maître'."

2390 | Le Sanctuaire

Entend-il le battement sourd qui résonne aux oreilles de la jeune femme jusqu’à combler le mouvement saccadé de sa respiration ? Alors qu’elle lève son regard dans celui à qui elle doit désormais appartenir, elle se sent aspirée de l’intérieur, au plus profond d'elle-même comme un vortex vorace qui la perd dans l’infini des yeux troublants de l’homme de foi qui lui fait face. Elle se retrouve rapidement incapable de s’en détacher. Elle n’avait jamais touché le moindre vampire auparavant ; c’est la première fois pour elle. C’est même la première fois qu’elle touche un homme qui n’est pas l’un de ses frères. La sensation lui paraît étrange et dans le même temps, son instinct lui fait dire que c’était la bonne chose à faire, qu’elle ne peut la retirer et doit s’y ancrer. Le reste de la pièce disparaît progressivement alors qu’elle se tord le cou pour se laisser plonger dans le regard de celui qui n’était encore qu’un inconnu deux jours auparavant. Comment en sont-ils arrivés là ? Comment a-t-elle pu agir ainsi ? Comment son instinct a-t-il pu lui dicter cette réaction ? En temps normal et comme tout mortel à son niveau, elle aurait dû se détourner et laisser les deux immortels gérer leurs différends. Tant mieux s’ils s'entretuent : il s’agissait de deux sangsues dont elle n’aurait pas la charge d’éliminer. Tant mieux si l’un mourrait et l’autre serait condamné à mort ou au bannissement, elle pourrait alors recouvrer sa liberté et s’ôter cette ignoble étiquette d’appartenance. Pourquoi tout son être s’y était opposé jusqu’au point de la faire agir de cette manière ?

Ce n’est que lorsqu’il reprend la parole et qu’il lui adresse un fantôme de sourire qu’elle semble reprendre pied dans l’instant présent. Pour autant, elle ne retire pas sa main immédiatement. Cette dernière s’est comme ancrée sur le torse de l’immortel, devenant un point d’appui, l’oeil du cyclone dans lequel elle se sent protégée plus encore que lorsque les Mères leur contaient les histoires du monde. Elle l’entend vaguement s’adresser à l’autre vampire dont elle avait oublié l’existence dans cet instant d’éternité qu’ils s’étaient créé sans le réaliser. La jeune femme a un léger sursaut lorsqu’il pose sa main sur la sienne sans savoir si cette réaction est dû à la température glacée de cette dernière ou à raison du contact de leur épiderme. Sa réaction normale aurait été de retirer sa main comme s’il l’avait brûlé, de reprendre ses esprits et de s’éloigner de cette proximité dangereuse avec une bête assoiffée de sang, aussi bien élevée soit-elle. Pourtant, elle met un certain temps à finir par la retirer comme à regret, à reculer légèrement de quelques centimètres pour remettre de la distance entre eux, même aussi courte soit-elle.

Le charme est rompu, du moins c’est ce dont elle se convainc, alors qu’ils reprennent l’un et l’autre une place se raccordant davantage à leur statut réciproque. Aussitôt, elle baisse le regard, une chaleur se diffusant sur ses joues et laissant présager le sang qui y monte tandis que sa main droite est encore ourdie de picotements qui ne s’avèrent pas nécessairement désagréables. Ne relevant pas ses excuses, ce dont il n’est pas obligé, elle est contrainte de se racler la gorge, bien trop perturbée, pour reprendre la parole alors que sa voix se révèle être un peu plus rauque que d’habitude : “Oui, bien sûr.” Elle n’avait peut-être pas besoin d’y aller, le Conseiller étant pourvu du nécessaire compte tenu de son statut, mais elle avait besoin de faire le compte-rendu à Eris, chacune des jeunes femmes ayant son rôle à jouer. Elle devait rassurer les Mères : même si le plan ne se déroulait pas comme prévu initialement, il ne s’agissait que d’un contretemps dont elle saurait se jouer.

Sagement, elle le suit sans un mot, encore troublé par ce qu’il venait de se passer. De la réaction bestiale et profondément dangereuse adoptée par le strigoï jusqu’au chamboulement ressenti. Elle ne l’écoute que d’une oreille alors qu’elle se saisit de sa main à nouveau, caressant le haut de cette dernière avec son pouce, sans savoir si elle tente d’effacer la sensation ressentie lorsqu’il a posé la sienne dessus ou si elle cherche à la retrouvée. Perdue dans ses pensées et réflexions, elle se contente de hocher la tête à ses directives sans y prendre réellement garde. Ce n’est que lorsqu’il se retourne vers elle à nouveau qu’elle reprend pied dans l’instant présent, réalisant l’étroitesse des lieux et la proximité de leur corps. Sagement, elle hoche la tête, ses grands yeux bleus se retrouvant de nouveau happés par la lueur si particulière de ceux du Conseiller dont elle peut difficilement se détourner. “Je vais bien.” Elle hésite quelques secondes. “Merci d’avoir … d’être intervenu.” Pour la première fois depuis leur rencontre, elle lui adresse un sourire sincère. Elle ignore si elle aurait été capable de se dépêtrer de l’emprise de son invité si elle s’était retrouvée seule face à lui mais l’intervention de son Maître lui a été clairement salutaire.

Soudain, elle réalise qu’elle se trouve à nouveau trop proche de lui quant bien même la configuration des lieux n’aide aucunement. Tout aussi rapidement, elle ne cherche cependant à se dérober et sans comprendre ce qu’elle fait, elle se mordille la lèvre inférieure. “Vous n’aimez pas cela ?” Pourquoi son coeur résonne ainsi à ses oreilles à nouveau ? Elle devrait le calmer le plus rapidement possible pour qu’il ne remarque pas ce trouble. Compte tenu de ses facultés, cela doit lui sembler être un vacarme monstre. “Que je vous appelle Maître ?” souffle-t-elle en même temps qu’elle expire. Le terme jusqu’alors emprunt de déférence et d’obligation lui apparaît intime presqu’obscène. Pourtant, elle a envie de le répéter encore et encore. “Souhaitez vous que je vous appelle autrement ?”

2390 | Le Sanctuaire

Mes membres trembent encore de frureur. J'ai encore sa main sur mon torse, au moins en esprit. Elle est chaude, elle me brûle, elle... m'appelle. Je n'arrive pas à reformer mes esprits après ce qu'il vient de se passer. J'aurais été seul, ç'aurait été totalement différent. J'aurais sans doute prié avec ferveur, et je me serais langui d'une réponse, quelle qu'elle soit. Je la sens à mes côtés, et pour une raison que j'ignore, je ne sais absolument pas quoi en penser. J'ai la sensation que, toute humaine qu'elle soit, sa simple présence chasse la part la plus noire qu'il y a en moi... et l'avive en même temps.

Un sourire en coin s'invite sur mon visage tandis que je remarque ses joues qui se colorent. De fureur contenue, peut-être, de honte, d'autre chose... Je n'en ai aucune idée, mais je trouve cela diablement séduisant... Non, il ne faut pas, et pourtant... Elle a l'air réellement troublé par ce qui vient de se passer. Nous en reparlerons certainement plus tard. Là, il est trop tôt pour tout le monde et je crains sincèrement de faire plus de mal que de bien à vouloir l'inciter à s'ouvrir à moi.

Alors que je m'inquiète de son bien-être, ses yeux se vissent dans les miens. Je garde contenance, bien entendu, mais seulement extérieurement. Intérieurement, je me défais, et me refais, petit à petit, comme un texte qu'on découpe, et qu'on réécrit pour le transformer en une magnifique poésie. Le chant de son corps, les battements de son cœur, tout cela contribue à m'attirer. D'ordinaire, je n'ai absolument aucun mal à résister à cet appel, mais plus rien ne semble sûr et certain en moi.

Elle me remercie, et me sourit, ce qui fini de me désarmer. Voilà, Lucius, le Grand Conseiller, apte à mettre un importun de la garde à la porte, et qui perd absolument tous ses moyens devant une humaine qui est la sienne.

"Je vous en prie."

Mes lèvres s'entrouvrent quand elle se mord les siennes.

"Que..."

Qu'elle m'appelle "Maître" ? J'aime cela, j'aime cela bien plus que je ne le devrais. Cependant, je préfère voir une farouche subversivité dans ces yeux clairs, plutôt que de la déférence.

Ce que j'aimerais vous voir vous redresser, me regarder droit dans les yeux, me dire ce que vous voulez me dire, sans mélange, sans gêne, sans aucune des considérations ou des manières qui engluent nos rangs respectifs. J'ai envie de vous voir libre et fougueuse, Circé !

Est-ce que j'ai envie de vous entendre m'appeler "Maître" ? Oui, évidemment, avec un sourire, et une pointe de rébellion dans le regard. Je réalise que cela fait réellement longtemps que je suis resté ainsi, sans rien dire, juste à dévisager et à ressentir.

Mes mains se mettent encore à trembler, mais pour une tout autre raison.

"Je ne devrais pas apprécier cela. Appelez-moi comme vous le souhaitez."

Un sourire plus amusé me vient.

"C'est un ordre."

Ce n'est qu'à ce moment que je réalise à quel point nous sommes proches. Je sens son souffle sur moi, son odeur, je vois même la palpitation de son cœur juste sous sa peau, et pourtant, c'est une toute autre faim qui m'assaille en cet instant. Une faim que je croyais ne jamais ressentir. Ma bouche est désespérément sèche et je dois passer ma langue sur mes lèvres avant de reprendre la parole.

"Je vais rejoindre ma chambre. S'il vous faut quoi que ce soit, n'hésitez pas à venir..." mon regard se détache de ses yeux pour venir caresser ses lèvres qui ont l'air tellement douces "..Me rendre visite..." C'est dangereux, elle et moi, trop dangereux. "...Je vais écrire une lettre pour ce qui s'est passé cette nuit, afin que ça ne se reproduise plus. J'aimerais vivement que vous la relisiez afin de dire ce que vous en pensez, et peut-être même donner votre version."

2390 | Le Sanctuaire

C’était un tueur. Un tueur sanguinaire. Une bête sauvage qu’on lui avait appris à détester. Un démon qui avait proliféré sur les landes alentours à raison de la perte de croyance en Apollon. Un ennemi que ses frères et soeurs avaient juré d’annihiler pour rendre la terre aux Justes, dut-elle le payer de sa vie. Le bonheur et la félicité des générations futures reposaient sur ses épaules. C’était quelque chose qu’on lui avait inculqué dès son plus jeune âge. Elle avait grandi dans cette conviction. Même si elle avait tenté à multiples reprises de reprendre son oxygène en d’autres lieux, elle était toujours revenu vers l’astre solaire et s’était résolue à n’être qu’un instrument à sa gloire. Pourquoi avait-elle plongé son regard dans ses yeux semblables à un ciel d’orage ? Pourquoi ne parvenait-elle à s’en détacher même quand elle avait baissé la tête ?

Elle sentait le regard scrutateur de celui qu’elle devait abhorrer sur sa nuque, un regard qui la brûlait aussi sûrement que celui de l’astre solaire sur leur peau d’albâtre. Un regard dont elle ne parvenait pas à s’échapper malgré toute sa volonté qui s’effondrait à chaque minute égrenée à ses côtés. Si c’était un tueur sanguinaire, une bête sauvage et un démon, comment pouvait-il l’observer ainsi avec autant d’humanité qu’elle n’avait pas même su retrouver chez les Mères. Si c’était son ennemi, pourquoi s’était-elle interposée pour le calmer et le protéger de toute retombée qui l’aurait figé sur place. Circé aurait dû reculer dans les pénombres et laisser ces suppôts des ténèbres s’entretuer. Elle n’avait pas réfléchi, avait agi instinctivement et en cet instant précis également, elle était bien incapable de réfléchir également. Elle aurait dû tourner les talons et se rendre au Marché comme elle lui avait indiqué. Elle aurait dû fuir de la Cité et supplier les Mères de la reprendre et veiller sur elle. Elle aurait dû courir vers les montagnes pour s’offrir en sacrifice à sa Liberté chérie. Elle aurait dû faire tout ça et pourtant, elle se retrouvait ancrée dans l’incendie des prunelles du Conseiller.

Elle sursauta légèrement et sembla reprendre vie en l’instant présent lorsque sa voix grave coupa la lourdeur de l’air autour d’eux. “Très bien…” chuchota-t-elle avant d’affirmer de manière plus affirmée : “... Maître.” Elle tenta un coup d’oeil à son égard, relevant son visage vers lui, l’ombre de son sourire en coin toujours présent. Mais alors que ses prunelles auraient dû se perdre une fois encore dans celle de celui à qui elle appartient officiellement, ces dernières rencontrent un obstacle du fait de leur proximité et se vrillent sur les lèvres de celui-ci. Hypnothisée, elle se sent soudainement fébrile, légèrement tremblotante alors que des flash de couleur rouge vive l’assaillent sans qu’elle ne comprenne bien leur signification. Les visions sont floues et lui parviennent comme du coton, sans qu’un bruit ne puisse se détacher de manière suffisante.

“Je…” bégaye-t-elle suite à ses propos, ayant bien besoin de s’ancrer dans le réel. “Bien sûr.” Elle lui adresse une légère révérence avec la volonté de s’éloigner sans être cependant capable de le faire. “Je vais me rendre au Marché et…” Et quoi ? Elle allait venir dans sa chambre ? Rentrer dans son intimité ? Et s’il se passait quoi que ce soit ? Et voulait-elle qu’il se passe quelque chose ? Et en quoi pouvait-elle s’imposer à l’égard d’un Conseiller pour donner sa version ? Un démon ne demanderait pas ça. Une bête sauvage dépourvue de conscience ne lui demanderait pas son avis. Une bête sauvage ne serait pas même intervenue pour lui porter secours ou la défendre comme le Conseiller l’avait fait. “Si vous n’avez pas besoin de moi d’ici là.” Des picotements et tiraillements douloureux se développèrent dans ses jambes. Elle avait besoin de sortir, de prendre l’air, de s’éloigner de cette atmosphère dangereusement toxique sans qu’elle en comprenne l’origine. Au prix d’un effort surhumain, elle parvint à reculer d’un pas. C’était comme si on l’arrachait à la chaleur de ses draps tandis qu’elle se retrouvait chancelante. Il aurait suffi de trois fois rien. Elle ne savait pas quel aurait été ce trois fois rien, ni ce qui en serait découler. Mais elle se sentait au bord d’un précipice qui s’apprêtait à céder sous son poids. Il lui fallait reculer le plus vite possible pour sa propre survie.

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