1922, Egypte – Hretha Le soleil venait à peine de se coucher, les environs du désert se trouvaient entre chiens et loups. Les yeux du jeune Omar se fermaient sans qu’il ne puisse lutter contre leur lourdeur. Il gardait les lieux depuis maintenant 3 heures et la chaleur s’était progressivement évaporée tandis que la nuit s’insinuait autour de lui comme une brume dans les marécages où sa famille devait sûrement être en train de risquer leur vie miséreuse. Il n’avait pas à se plaindre après tout. Il avait un repas assuré par jour et les anglais, même s’ils le traitaient comme du menu fretin sans le moindre intérêt, ne le battaient pas aussi souvent que son ancien maître. Cela ne l’empêchait pas de ressentir une colère sourde en voyant ces étrangers piller son pays et ses ancêtres, violer la terre sacrée de son héritage, s’emparer des trésors d’un passé glorieux qui avait bien du mal à revenir au premier plan. Oui, il n’était qu’un pauvre égyptien sans la moindre éducation, qui ne savait ni lire, ni écrire, qui n’avait pas une grande intelligence mais sa mère l’avait nourri des histoires de ces aïeux. L’époque des pharaons n’était plus. Ce n’était pas une raison pour venir réveiller les morts. Sans doute n’était-il pas le seul à penser de cette manière. Pourtant, il ne faisait rien, ne disait rien. Comme les autres. Il se contentait de sourire et de dire merci. Avait-il le choix ?
« Sayyida ! Sayyida ! La yumkinuk albaqa’ huna ! » Alors qu’il luttait inlassablement contre le sommeil qui s’emparait de ses grands yeux verts, il se redressa subitement en percevant une silhouette qui avait déjoué manifestement sa garde et descendait déjà les escaliers vers la tombe de l’enfant roi.
« Madame ! Madame ! Pardon mais vous n’avez pas le droit. » se reprit-il dans son mauvais anglais teinté de son fort accent égyptien.
« Désolé, Madame. » Il l’avait rejointe et il devait bien reconnaître que même si elle lui tournait le dos, elle demeurait particulièrement impressionnante. Elle était grande, bien plus grande que lui. Elle était blonde et sa peau était d’albâtre. Il irradiait quelque chose d’elle à la fois fascinante et terrifiante. Au fond de lui, il n’avait qu’une envie : fuir à toutes jambes. Mais il ne pouvait pas. Il devait faire son travail. Et lorsqu’elle se retourna lentement vers lui, plongeant son regard dans le sien … il ne voulait plus jamais la quitter.
***
1974, Irlande – Oraiokastro La fête s’étirait lentement alors que bientôt l’aube allait les contraindre à rester dans l’obscurité des verres teintés. Mais pour le moment, les humains qui les entouraient s’éparpillaient entre les hôtes qui les avaient accueillis dans cette boîte de nuit où les spotlights projetaient une atmosphère électrisante alors que les tubes années 60 se mêlaient au rock des années 70. Ici, les humains pouvaient oublier les tensions existant entre anglais et irlandais, la peur dissoute dès qu’il mettait le pied dehors : allaient-ils mourir aujourd’hui ? une bombe allait-elle faire voler en éclat leur famille ? verraient-ils à nouveau leurs amis un jour ? rejoindraient-ils les bras de leur amant ce soir ? Ils n’en avaient pas conscience mais ce n’était pas les forces militaires, ni les membres de l’IRA qui allaient les empêcher de poursuivre leur existence cette nuit. En imaginant se protéger de la folie extérieure, ils s’étaient jetés dans la gueule du loup sans même s’en rendre compte. Bien calé dans le fond de son siège, Thebes ne quittait pas du regard la foule des danseurs langoureux alors que la voix chaude de Terry Jacks résonnait, les entourant comme dans un halo protecteur.
Goodbye papa, please pray for me. I was the black sheep of the family. « Qu’est-ce que tu attends pour le rejoindre ? » Thebes régit à peine lorsque Syracuse s’installa avec grâce à côté de lui. Il ne détourna cependant pas son regard, ce dernier restant sur un couple de danseurs étroitement liés l’un à l’autre. Il ne pouvait s’empêcher d’observer avec une curiosité malsaine les longs doigts fins d’un des danseurs caresser les hanches de sa partenaire alors que ses lèvres charnues s’emparaient de son oreille. Il frissonna en observant les lourdes boucles blondes se mêler à la crinière rousse de la jeune Irlandaise qui se laissait emportée sous les gestes tendres du danseur.
« Ca fait bientôt 50 ans maintenant. Il faudrait prendre le taureau par les cornes à un moment donné. » Le vampire grommela alors que sa sœur glissa un doigt le long de son pantalon un peu trop serré et dans lequel il était clairement à l’étroit depuis quelques minutes.
« Ou par une autre partie de son anatomie. » « Ce n’est pas comme ça entre… » répliqua-t-il sèchement en se tournant vers elle.
« Entre vous ? A d’autres ! On a tous des yeux pour voir. Les seuls aveugles dans l'histoire, c'est vous deux. » Frustré, il détourna de nouveau sa tête pour poser les yeux sur la piste de danse. L’objet de leur discussion dansait toujours langoureusement avec l’humaine mais avait son visage et son regard entièrement fixé vers Thebes. Ce dernier déglutit péniblement lorsque celui qui était son frère donna un coup de rein particulièrement bien placé à la rouquine. Il ne put s’empêcher de pousser un profond soupir en même temps que l’humaine et se leva à l’invitation du blond qui tendait la main vers lui. Comme hypnotisé, il traversa la piste de danse, ignorant les corps et les gémissements qui montaient autour de lui, avançant d’une démarche féline et prédatrice malgré les nombreuses traces de sang sous ses pas. Il n’existait plus que lui, son frère, son double, son âme sœur : Oraiokastro. Il glissa ses doigts dans ceux de ce dernier et pour la toute première fois depuis leur rencontre des décennies auparavant, leurs lèvres se rencontrèrent, fusionnant dans une passion dévastatrice. L’humaine entre eux n’avait pas d’importance, même si cette dernière pensait en avoir. Deux hommes pour elle seule, quelle chance elle avait ! Quel malheur avait-elle…
« Il était temps » souffla le macédonien à l’oreille de l’égyptien avant de lui sourire. Ils avaient perdu un demi-siècle. Ils allaient se rattraper dès ce soir. Oraiokastro lui fit un signe de tête vers la jeune rouquine.
« A toi l’honneur. » Thebes le remercia avant de plonger sa bouche vers la chair tendre du cou de la jeune femme, ses canines pénétrant cette dernière de manière sensuelle. Sa langue fut bientôt rejoint par son partenaire, leurs corps, leurs esprits se mêlant en se repaissant de l’élixir divine.
We had joy, we had fun, we had seasons in the sun.***
2164, Canada – Oraiokastro« Ne fais pas ça. » Son ton était désespéré mais il savait que ça n’allait pas changer grand-chose. Oraiokastro avait cette lueur dans le regard qu’il avait tant craint. Il avait pensé, peut être espéré, qu’elle ne reviendrait jamais mais elle était bien présente aujourd’hui. Et elle l’observait avec arrogance, lui signifiant que c’était elle qui avait gagné. Cette fois-ci, nulle caresse, nul baiser, nulle promesse ne le ferait reculer. C’était trop tard. Il avait été trop loin pour reculer maintenant. Thebes savait que c’étaient leurs derniers instants et qu’il ne pouvait rien faire pour l’aider. Cela n’empêchait cependant pas Thebes d’essayer de l’en dissuader. Il n’avait pas d’autre choix. Il ne pouvait pas la laisser gagner sans se battre. Il avait toujours été plus fort jusqu’à présent. Pourquoi aujourd’hui ? Quelle avait été la goutte d’eau ? Etait-ce une de ses paroles qu’il devait regretter maintenant ? Etait-ce une odeur qui lui avait rappelé un mauvais souvenir ? Ou bien une chanson, peut être ? Il tendit sa main et tentait d’accrocher le regard de son amant, de son frère, de son tout. Il était trop éloigné. Et entre eux, plus qu’un fossé, une éternité froide et sans lumière s’ouvrait. Au fond de ce fossé, se trouvait une barrière, presqu’un mu qu’il ne pouvait franchir. Un enragé pieds et poings liés se trouvait entre eux deux, un enragé dont les mouvements rageurs étaient entravés par de lourdes chaînes et cadenas.
« Je t’en supplie. Ne fais pas ça. » Sa voix se brisa alors qu’il sentait des larmes de sang couler le long de ses joues. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait pleuré. Jamais sans doute. Son visage en était cependant jonché. Oraiokastro finit par relever ses yeux vers Thebes et ce dernier put constater qu’il avait aussi le visage ravagé par les traces visibles de ses propres larmes.
« Je suis désolé Thebes. Je t’aime mais je suis désolé. » Son ton était doux, apaisé. Il lui adressa un léger sourire, presque heureux, alors que la lueur dans ses yeux s’adoucissait. Il avait pris sa décision. Il l’aimait : il n’y avait aucun doute là-dessus. Mais c’en était de trop pour lui aujourd’hui. Thebes ne pourrait rien y faire. Il savait que quoi qu’il fasse : il ne pourrait rien y faire.
« Dis à Heathcliff que je suis désolé. De lui avoir infligé ça. Et de l’abandonner aujourd’hui. Prends soin de lui. Guide-le comme si c’était ton propre fils. Aime-le comme j’aurai pu l’aimer. Comme j’aurai dû l’aimer. » « Pourquoi ? » hurla Thebes.
« Ne fais pas ça. » « Tu le sais. » Bien sûr qu’il le savait. Il l’avait toujours aimé comme il était. Il avait toujours eu conscience de cette part sombre en son frère, du fait qu’Oraiokastro ne serait jamais totalement heureux, qu’il était malade. Que peu importait leur immortalité ou que leurs blessures physiques n’étaient jamais fatales. On pouvait bien être un vampire : les blessures mentales ne cicatrisaient jamais. Et la dépression n’avait aucune explication, aucune logique. Elle n’avait que des mâchoires d’acier que rien, ni personne ne pouvait briser lorsqu’elles gagnaient.
« Je t’aurai aimé toute mon éternité, Thebes. Tu es la meilleure chose qui me soit jamais arrivé. Tu n’imagines pas combien tu as remporté de batailles pour moi, sans le savoir. Mais je ne peux plus me battre. Pardonne-moi. » « Ne m’abandonne pas. » « Je ne t’abandonne pas, Thebes. Je me libère. » En une fraction de seconde, c’était terminé. Oraiokastro avait saisi le cou de l’enragé et s’était repu en une gorgée de son sang. En une fraction de seconde, le poison avait fait effet. Thebes avait eu beau se précipiter par-dessus le monstre entre eux et rattraper son amant avant même qu’il ne touche le sol. Il avait beau tenté de l’empêcher de partir, lui comme Oraiokastro, savaient qu’il n’y avait nul remède. Il avait beau le tenir dans ses bras le serrer fort, la douleur ressentie par son amant était au-delà de l’insupportable. Il avait beau hurlé à en perdre la voix, tous les cris du monde ne pouvaient couvrir ou effacer les gargouillis ignobles et mortels qui émanaient de son double. Tout avait une fin. Même les plus belles histoires.
***
2317, Canada - LochmaddyDes éclats de voix émanaient de derrière la porte, comme étouffée par cette dernière. Son ouïe était pourtant de base excellente, comme celle de tous ses comparses. Pourtant, c’était comme s’il était comme du coton, déconnecté de toute réalité et surtout de celle-ci. Les yeux perdus dans le vague, faisant aller frénétiquement son pouce sous son majeur droit, son corps dont les muscles fins se tendaient sous sa peau olive était nu, maculé de boue et de sang. Il se tenait recroquevillé entre le lavabo et la baignoire de cet hôtel de luxe dont la blancheur et la propreté immaculées contrastaient avec la tenue de Thebes. Il ne se souvenait plus de comment il s’était retrouvé dans cette situation ou plutôt s’en fichait. Il était de nouveau perdu dans son monde, se ratatinant sur lui-même comme l’enfant qu’il avait sans doute été un jour et dont il ne trouvait plus trace. Des bribes de cris et des coups sourds retentissaient dans l’autre pièce. Quelque chose se passait sûrement. Il ne savait pas quoi. Il ne savait plus même qui était dans cette pièce. Il n’y avait que lui et cette salle de bain.
Lorsque la porte s’ouvrit brutalement, il sursauta et posa un regard affolé sur la silhouette féminine qui se dessinait dans l’encablure de la porte. Elle était grande, belle, de longs cheveux blonds foncés encadraient un visage dont les traits auraient pu être durs si de son regard n’émanait pas toute la douceur et la bonté du monde.
« Oh, Thebes. » Ce n’est que lorsque la femme s’approcha de lui et posa doucement sa main contre sa joue que ses soubresauts se calmèrent instantanément, reconnaissant sa sœur.
« Qu’a-t-il donc fait de toi ? » Ses yeux tentèrent de se détourner du regard de Lochmaddy alors qu’il entendait des voix masculines se hurler dessus. Il se souvenait maintenant. L’une des voix était Heathcliff. L’autre était sans doute le mari de la vampire. Avec les souvenirs, la douleur.
« Maddy… » murmura-t-il désespéré avant de se recroqueviller davantage, se laissant totalement glisser sur le sol, posant sa tête sur les genoux de sa sœur qui venait de s’asseoir devant lui. Elle caressa tendrement ses cheveux, le berçant de sa voix douce et bienveillante.
« C’est terminé maintenant, Thebes. Tu pars avec nous. Laisse-le. » Ses doigts s’arqueboutèrent alors qu’il les enfonçait dans sa peau à cette idée. Il ne voulait pas se retrouver seul. Il ne pouvait pas se retrouver seul. Qu’allait-il lui arriver s’il était seul ? Au loin, il entendit une porte claquer puis des pas se rapprochèrent.
« Il est parti, c’est bon. » « Merci. » Thebes fronça les sourcils. Bien sûr qu’il était parti ; c’était d’ailleurs la raison pour laquelle il se retrouvait dans cette situation. Finalement, il réalisa.
Ah, non pas lui, lui. Perdu dans ses réflexions et ses interrogations, il n’entendit pas l’échange qui se poursuivit entre Lochmaddy et son époux. Ce n’est que lorsqu’elle le redressa et planta son regard dans le sien, posant ses mains contre ses bras pour le maintenir face à elle.
« Tu vas venir avec nous, Thebes. Une place t’attend à New Abbotsford. On va bien s’occuper de toi mais maintenant, c’est terminé les conneries avec Heathcliff. Fais le pour Oraiokastro. S’il te plait. Je ne veux pas te perdre également. » Fixant un point vide dans l’espace, Thebes finit par acquiescer de la tête tandis qu’une larme de sang coulait le long de sa joue.