" Ô Phébus, le cygne vous célèbre dans ses chants mélodieux,
lorsque agitant ses ailes, il s'élance sur le rivage prés du Pénée, fleuve rapide ;
c'est vous que le poète sur sa lyre sonore chante toujours le premier et le dernier.
Salut, ô grand roi, puissé-je vous fléchir par mes chants. "Hymne homérique à Apollon
Un petit thème musical " Sale folle. Toi et ta famille de damnés, vous allez tous crever la gueule ouverte. Et personne vous regrettera. Garde-le ce gosse, putain, de toutes façons il sera comme sa mère. Complètement siphonné. "
Il sentait très mauvais. Il sentait un mélange d'alcool, d'urine et de carton moisi. Et puis, il faisait très peur. Avec ses cicatrices partout sur le visage et sa barbe hirsute, son oeil en moins et ses grandes mains. Lui avait surtout retenu la taille immense de ses mains, au moins de quoi arracher une maison du sol. Enfin. C'est ce que sa mémoire d'enfant en avait retenu.
Cet homme, sans nom ni visage, n'était qu'un des inombrables passants dans la vie de celles qu'il appelait mamans. Soeurs, en vérité. Deux chevelures flamboyantes, cuivre qui refusait de mourir même sous la crasse la plus impie. Deux visages pâles, deux sourires brillants, deux corps pour une seule âme. Les mères, c'était ainsi qu'il fallait les appeler dans la tribu.
Car c'était ce qu'ils étaient. Tribu dans la tribu, rejetés parmi les rejetés. Sauvages et libres. Les mères avaient eu beaucoup d'enfants, trop pour que lui-même n'en garde le nombre précis en mémoire : ils en avaient de toutes façons perdu plus d'un tiers. Les conditions de vie aux bordures insalubres de la ville n'encourageait pas la longévité infantile. Pas plus que les Mères qui jugeaient que le Dieu Soleil choisissait qui rappeler dans son royaume.
Le Dieu Soleil, c'était tout ce qu'il avait connu pendant longtemps. C'était un vieux dessin dévoré par le temps où lui-même peinait à distinguer le visage dépeint sur l'estampe d'un autre temps, un temps révolu. Le Dieu Soleil sur un char, baigné de rayons d'or aussi chatoyants que les cheveux des Mères.
Enfant, il n'avait jamais remis en question l'existence de ce Dieu qui les mettait à l'épreuve. Ce Dieu qui les libérerait tous, faisant briller les rayons de son astre sur tous les envoyés d'Hadès quand le temps viendrait. Il n'avait pas remis en question les promesses selon lesquelles la nuit ne serait pas éternelle, qu'elle n'était qu'une punition à laquelle l'humanité devait se soumettre. Et qu'eux étaient élus. Oui, élus. Ils devaient transmettre la parole, car tous les enfants des Mères étaient des envoyés de la Bonne Parole.
Mais Lysander n'était pas exempt des conséquences du temps qui passait. L'enfant atteint un jour l'âge où il comprit pourquoi les autres les appelaient les tarés. Les défectueux. Les consanguins. Quant aux Mères, les autres sauvages leur préférait "les deux putes folles.". Et pourtant, ils venaient bien à la nuit tombée, se glissant dans l'ensemble branque qui leur servait de demeure à tous. Et les ventres des mères s'arrondissaient invariablement.
Lui ne trouvait pas qu'elles étaient deux putes folles. Elles étaient douces, plus douces que tous les autres que le hasard de ses pillages précoces l'amenaient à rencontrer. Elles avaient de la lumière sur le visage, dans le sourire, et il réalisa un jour qu'il se sentait aimé. Aimé de ses frères et soeurs, aimé de ses mères. Aimé de toutes parts, même lorsqu'on ne mangeait que du bouillon amer pendant de longs soirs d'hiver.
Lui aussi, aimait. Il aimait les siens, il aimait la caresse du soleil sur son visage, il aimait qu'on lui brosse les cheveux en lui répétant combien la beauté était importante. La beauté, l'art et la musique étaient supérieurs à tout le reste. Il ne fallait jamais les sacrifier, pas même pour la nourriture, pour un toit sous lequel dormir, pour tout l'or du monde. Alors il avait aimé la beauté, l'art et la musique. Et plus que tout, on lui apprit à aimer le feu. Ronflant, léchant, dansant.
Le feu que les mères entretenaient même dans les chaleurs les plus fétides. Le feu autour duquel elles dansaient, corps graciles et abîmés. Elles apprenaient à leur tribu à le manier. Comment danser avec le feu. Comment cracher avec le feu. Comment illuminer les nuits les plus noires.
Leur vie n'était pas si terrible, et lui se sentait privilégié. Comme quelques autres de la fratrie, il était né beau. Il était donc, en toute logique, touché par la grâce. Aussi passait-on d'autant plus de temps et d'énergie à lui enseigner comment entretenir ce trait divin. Comment le magnifier.
Arrivé à l'aube de sa seizième année, il commença même à réciter les prières matinales pour les siens. On lui donna moins de travail, aussi. Il ne fallait pas abîmer ses mains ou muscler inutilement son corps. On lui préférait la méditation sous les rayons de l'Eternel, et la pratique des arts.
Il eut même le droit d'aller voir l'Ancienne, qui enfermée dans sa chambre, n'acceptait de voir que les Mères. Le corps de l'Ancienne n'était plus beau, il était brûlé. Elle s'était un jour lancée dans un feu de joie après avoir eu la Première Illumination. Les sauvages avaient cru qu'elle ne s'en sortirait jamais. Mais elle avait survécu, et on l'avait mise au rebut avec sa famille, espérant que l'ensemble ne disparaisse rapidement. Elle n'arrivait désormais plus à parler, mais lui avait décelé quelque chose dans son regard, un éclat indescriptible.
Et il y eu ce jour où, dix sept années révolues, on le convoqua. Les mères avaient congédié tous les autres, et lui lui parlèrent longtemps. Il avait une mission, une mission très importante. Et il fallait qu'il parte. Oh. Bien sûr, d'autres suivraient, mais les autres étaient trop jeunes encore. Il avait enfin l'âge. Et il était prêt. On le prévint que les débuts seraient difficiles. Personne ne serait aussi bon que la Famille avec lui, là bas, dans la ville des Ténèbres. Mais c'était important. C'était plus important que tout.
Quitter les siens avait été la plus dure des épreuves pour le jeune homme. Lui qui était habitué à dormir dans la chaleur humaine, se lever aux sons des voix féminines et rondes, rire et manger à sa faim, vit son quotidien sombrer.
Il n'y avait plus rien de naturel, dans la ville. Il y avait des administrations et des procédures, et ce fut bien son premier obstacle. Ici, on ne vivait pas simplement. D'ailleurs, on compliquait tout pour des raisons qui lui échappaient parfois. Peut-être que les démons d'Hadès avaient vu en cette bureaucratie délicate une forme de torture ? Il n'avait pas demandé. Les Mères l'avaient bien prévenu, il ne pouvait pas parler de son Dieu adoré, pas plus que de ses ennemis, sous peine de vivre de grandes souffrances, ou pire.
Alors il avait rempli des papiers. Parlé à des personnes. On lui demandait beaucoup d'informations dont il n'avait pas toujours la réponse. Et son sourire n'avait pas tant d'effet, au début. Il réalisa bien vite que sa beauté était trop brute pour ce monde ci. Qu'ici, on avait les cheveux deux fois brillants que les siens, que leurs peaux sentaient bon, que les vêtements avaient des coupes extravagantes et ne paraissaient même pas fait à la main tant ils étaient parfaits en tout point.
Quand on le plaça dans les grands bâtiments destinés à ceux qui n'avaient pas de maître - non sans avoir affublé sa peau diaphane d'un affreux marquage à l'encre, il resta tranquille. Le temps était son allié, et il ne pouvait faillir, après tout, il était le premier, d'autres seraient envoyés, et il faudrait alors leur apprendre comment entrer dans cette nouvelle phase de leur vie. Lui, en attendant, était atrocement seul.
Changeons d'ambiance, voulez-vous Some don't care about the ones they hurt
Some just wanna see the planet burn
They'll come for you
They'll come for you, they'll come for you, they'll come for you
If I were you
If I were you, I'd treat them better
If I were you, I'd settle the weather
You'll get what's due, I'd square the vendetta
Yeah, get it together, it's a matter of time " ... Hoy. Tu m'écoutes la crécelle ?"
Lysander releva les yeux vers la voix. La voix avait un fort accent, les cheveux comme le soleil, et un large sourire. La machoire était marquée, le nez un peu tordu, de ces torsions qui font le charme et non la laideur.
Pas vraiment, j'ai décroché quand tu expliquais comment ramener la bière de la cave." Oui, pardon." Il se redressa d'un rien sur le tabouret inconfortable du bar qui l'était tout autant.
" J'ai du mal à savoir si tu es lent à la reflexion ou si tu sors d'une grotte. "
Eh bien maintenant que tu le soulignes... " Je suis simplement fatigué, le paysagisme, on a vu plus reposant." Sourire obséquieux, il chassa une boucle brune qui cachait l'éclat de son oeil droit.
" Il va falloir un peu plus d'énergie si tu veux travailler ici. La Dame qui gère l'endroit n'est habituellement pas très encline à faire venir de nouveaux. Mais tu as... un profil. "
Tu veux dire que je vais bien avec les murs ? Avec la moquette peut-être ? Ou le vieux fauteuil en velours où croupit la blonde qui m'a fusillé du regard quand je suis entré ? " Je veux simplement être embauché ici... Travailler à L'oasis... C'est comme un rêve, après tout. Peut-être même que je pourrais rencontrer un maître ici... "
" Ouais, enfin, c'est un moyen un peu tordu, tu aurais mieux fait de faire la demande via les moyens habituels... "
Tu as raison, et finir chez le premier clampin qui soit. " Je ... je voudrais qu'on se choisisse... Tu vois. " Il tordit ses mains doucement, ses petites dents blanches venant un instant mordre sa généreuse lèvre inférieure.
" Les jeunes, vous passez votre temps à rêver. Bon. Du moment que tu sais où est ta place, à savoir
derrière le bar, à préparer des consommations , ça ira. Pour ce qui est de la danse et de toutes ces fatécies, j'ai aucun pouvoir là-dessus. Il va falloir que tu grimpes les échelons tout seul. Si tu vois ce que je veux dire."
Le brun secoua un instant sa crinière brune aux notes auburn profond, hochant cérémonieusement la tête. Bien sûr, qu'il les grimperait. Il s'était préparé toute une vie pour ça. Il avait torturé son corps, l'avait tordu dans un sens, puis à l'opposé, jusqu'à ce que ses muscles ne soient qu'un hurlement de douleur électrique. On lui avait enseigné à marcher avec élégance, rire avec déférence, séduire par la parole. Les Mères avaient bien plus de conversation que les autres sauvages, si bien qu'il s'était un jour demandé comment. Mais là n'était plus le point.
" Je vais passer le mot à la Madame." Conclut son interlocuteur en récupérant quelques pièces de monnaies que lui avait tendu le gamin.
" Peut-être que tu pourras travailler à l'Oasis. Sinon, tu peux aussi venir chez moi, c'est moins bien payé mais tu serais tranquille."
Jamais. " Merci beaucoup pour la proposition mais... je voudrais vraiment essayer. Je peux vous payer plus si vous voulez ! "
" Laisse. Reviens ici la semaine prochaine, je te dirais ce qu'il en est."
Déjà un an. Déjà un an et il avait eu toutes les peines du monde à entrer dans le cadre feutré de l'oasis. Et perdu beaucoup, beaucoup d'argent. Il fallait graisser trop de pattes, et résister à trop d'avances. Après tout, il ne comptait pas vendre son corps au plus offrant. Enfin. Si.
Mais pas à ceux là. Pas à ces rebuts de l'humanité qui semblaient se complaire dans leur vies de rats. Rampant aux pieds des buveurs de sang, trafiquant à leur guise, évoluant comme des charmes dans l'air vicié de la cité.
Les refus avaient été nombreux. Trop nouveau. Trop jeune. Trop d'employés. Trop frigide. Trop détaché.
Mais on avait pas pu lui retirer qu'il était avant tout trop décidé. Il avait frappé à la porte autant de fois qu'on lui en avait refusé l'accès. Puis, soit par pitié, soit par agacement, ou par admiration pour sa ténacité, on l'avait enfin accepté. Peut-être un mélange de tout ça.
Lui avait eu le temps de changer. Il s'était fait à la société, comme on s'habitude à une odeur inconfortable tant qu'on reste assez de temps dans un lieu donné. Il appréciait parfois ses promenades nocturnes, s'était surpris à aimer les étoiles qui veillaient sur lui au cœur de ces nuits qui se paraissaient jamais se terminer.
Il avait aussi compris que la beauté se cachait dans tout. Mais surtout dans les belles étoffes, les beaux vêtements, les beaux bijoux. Autant d'apparats qu'il jalousait sur les autres tant il voulait les sentir sur sa peau. Lui aussi voulait porter de l'or autour des yeux pour en souligner l'amande. Lui aussi voulait que les perles roulent sur sa gorge et ses poignets. Il voulait que les pierres les plus brillantes brillent dans ses cheveux, à ses oreilles, et à ses doigts.
Il avait dépensé ses maigres économies en cet honneur, préférant se nourrir au gré des rendez-vous qu'il acceptait, avant de fuir ses prétendants comme la peste. Et plus il se décorait, plus il remarquait que les invitations affluaient. C'était un calcul simple, un rapport de bénéfice sur bénéfice.
De lynx à chat d'appartement, il se complaisait dans cette vie aux effluves d'opium et de gémissements feints. Lui était encore derrière le bar de bois vernis; bien sûr. Il n'avait pas encore atteint l'échelon supérieur, et s'entraînait un peu plus mollement à l'atteindre.
Il pouvait prendre son temps. Il pouvait profiter de l'existence, non ? Prendre des forces pour le futur. Du moins, c'était ce qu'il se plaisait à se dire. Car aucun maître ne remplissant une liste de critères qui s'allongeait de nuit en nuit. Celui ci paraissait trop bête. Celui ci trop intelligent. Celui ci trop froid. Celui la allait vite se lasser. Et celui ci...
Bien sûr. Toutes les bonnes choses arrivent à terme. Et la secousse fut aussi violente qu'un séisme lorsqu'il reconnut un visage dans la foule, lors d'un matin comme il voyait tant. Un visage trop familier. Auréolé de longues boucles rousses, parsemé de mille constellations sur un minois encore trop jeune.
Avait-il oublié qu'il n'était plus seul en ce monde ? Qu'ils viendraient eux aussi. Qu'ils avaient tous une mission ?
" Tu es lent, mon frère. Tu vas finir en écuelle, pas en Calice." Les mots l'avaient transpercé avec une pointe de reproches, et de suspicions.
Il était temps de se recentrer.
Et d'agir.
Et il avait dansé comme jamais il n'avait dansé.