" La seule liberté que nous concède la vie, c'est le choix de nos remords. "Jean Rostand
Héloïse naît le 134e jour de l’année 1811, (soit le 14 mai) d’une famille très noble.
Enfant, elle était déjà très curieuse, et bien trop entêtée. Elle apprit l’écriture seule, en observant bien cachée le scribe de sa famille. A l’époque où la science et la médecine commencent à faire leur apparition, elle s’intéresse d’abord à la mécanique corporelle et suit de près les progrès effectués. Puis elle finit par se demander ce qui peut provoquer les émotions, la sensibilité qui l’accable bien souvent, les états d’âme. En l’an 1829, elle consigne alors les comportements hystériques et considérés déviants dans un hôpital psychiatrique, bien décidée à percer les mystères de l’âme, et à aider ses semblables en tentant de les soigner de certains troubles. En 1830, de nombreux patients sont transférés dans cet hôpital après que leur précédente résidence ait brûlé.
Elle y fit alors la découverte de Lucius, et se mit à éprouver un sentiment nouveau : fourmillements dans le ventre, son cœur qui semble s’arrêter quelques instants, les bouffées de chaleur. Oui, Héloïse tomba amoureuse d’un des patients qu’elle était venue comprendre puis soigner. Elle se fit de plus en plus proche de Lucius, prenant de plus en plus à cœur de le sortir d’une situation aberrante : on l’avait déclaré fou pour se débarrasser de lui après l’incendie fâcheux de l’hôpital qu’il gérait. Mais il était loin d’être fou, et elle tenait à le montrer aux médecins. Ils ne voulurent pas entendre ses rapports et ses démonstrations, et sous le coup de la colère, de la frustration et de ce sentiment d’injustice, elle se révolta. Ce qui l’envoya directement dans sa propre cellule, affublée elle aussi d’être folle. Le comble. Une psychologue diagnostiquée bipolaire.
Un jour, ils enfermèrent Lucius dans une cellule sans même avertir Héloïse, et elle ne le vit pas pendant plusieurs jours. L’inquiétude la gagnait, et elle n’avait nullement appris la patience à l’époque. De crises, en cris et larmes, jusqu’à frapper les médecins, elle pensait devenir réellement folle, privée de la seule personne qui illuminait ses journées. Elle entendit alors des rumeurs à son sujet, les bruits de couloir des médecins disaient qu’il ne reverrait plus jamais le soleil. Elle repéra alors l’endroit où ils le gardaient depuis plusieurs jours, coupé du monde, et une nuit elle décida d’aller le voir. Elle le trouva alors très pâle, en piteux état, et quelque chose avait changé dans son regard. Elle tendit les bras vers lui, le serrant contre elle, et… il la mordit. Tétanisée, comme une biche sous les crocs d’un loup, elle sentait peu à peu ses forces la quitter en même temps que son sang. En même temps que son espoir d’amour fou. Puis ce fut le néant.
Elle se réveilla dans une atroce douleur, elle aurait préféré en finir. Quand elle parvint enfin à ouvrir les yeux, elle ne vit que Lucius, et son air inquiet. Elle se trouvait dans la même pièce que lui… et elle était entravée au lit. Ils avaient décidé de les enfermer entre monstres. Même si elle pouvait lire l’inquiétude et le remord chez Lucius, elle n’était obsédée que par la faim. Un goût métallique dans la gorge, elle avait soif de sang. Lucius fut près d’elle tout le long du processus qui l’amena à devenir un vampire. Ils se nourrissaient d'autres fous, et Lucius devint son mentor, son guide pour contrôler sa soif et pour s’adapter à sa nouvelle condition.
Mais au bout de quelques temps, Héloïse ne tint plus. Sa vie d’avant lui manquait, elle voulait de nouveau pouvoir sentir l’air dans ses cheveux, pouvoir aller au lac… même si elle devait faire tout ça de nuit. Elle fit part pendant de longues heures de son désir de vivre à Lucius, le suppliant de s’enfuir avec elle. Elle voulait croire en une vie d’amour et d’aventures nocturnes pour eux deux. Mais l’évasion ne se passa pas comme prévu, et le déclencheur de cette décision fut très rapide : la mort du seul ami de Lucius, qui les déchira tous les deux. Dans la précipitation des actions qui en suivirent, elle se rendit compte au bout de quelques minutes à courir pour sa vie en dehors de l’enceinte de l'hôpital, que Lucius ne la suivait pas… Elle a longtemps cherché, tapie dans l’ombre, et depuis ce jour elle se demande chaque matin, quand le soleil se lève et que sa journée s’achève, si l’amour de sa vie a été attrapé ou s’il a décidé de ne pas la suivre.
Elle arpenta ainsi la solitude pendant plus de 110 ans. Depuis cette catastrophe, elle en a vécu des vies, s’adaptant au monde tel un caméléon, de Révolutions en changements politiques, de progrès scientifiques en déchéance sociale…Les premières décennies, elle avait d’abord observé de loin, cachée dans une cave abandonnée, ne pouvant dignement s’intégrer au monde, chassant quelques proies qu’elle était obligée de tuer puis de brûler pour ne pas laisser de trace… À chaque fois qu’elle voyait les flammes danser autour de ses repas, elle pleurait en silence l’absence de Lucius, formant des flaques de sang près de ses bûchers. Puis, elle commença à sortir quand la société se mit à vivre aussi la nuit. Elle commença par du nettoyage de rue, et elle pu se prendre un appartement à elle, et arrêta de vivre dans une cave. Mais bientôt, le fait qu’elle ne vieillissait pas attira l’attention. Elle déménage alors tous les 30 ans à peu près, dès qu’elle éveille les soupçons, pour changer d’identité. Tantôt Laura, danseuse de cabaret. Tantôt Fabienne, veilleuse de nuit. Tantôt Tanya, serveuse dans un bar de nuit…Elle vivait comme elle l’avait voulu, intégrée, contemplant l’évolution de l’humanité. Elle se mit à voyager de plus en plus loin pour changer de vie, sillonnant le globe à chaque génération.
Bien sûr vivre de nuit avait son lot de tentation, et elle avait attiré bon nombre de prétendants. Mais elle ne pouvait oublier Lucius, et se refusait d’abandonner le sentiment au fond d'elle de l’avoir abandonné cette nuit-là… La culpabilité la rongeait. Elle errait, depuis des décennies, plus libre qu’avant, mais toujours incomplète sans Lucius. Elle ne parvint jamais à refaire sa vie, coincée entre une sorte de punition de sa culpabilité et l'amour incommensurable qu'elle éprouvait toujours pour cet homme disparu.
Ses journaux dans lesquels elle écrivait s’arrêtent ainsi en 1984, le 12 Février. Et nous ne connaissons pas la suite de son histoire.