« Ma tante, je suis au regret de vous apprendre le décès, en couche, de me épouse. Lorsque cette lettre vous parviendra, les jumeaux, Renée et Athanase auront déjà 6 mois. Ils sont en parfaite santé. Je sais que dans votre grande bonté à mon égard vous jugerez qu’il est de votre devoir de prendre en charge leur éducation. Cependant, et malgré les difficultés que je peux rencontrer ici, à Castries, je ne souhaites pas me séparer d’eux dans un avenir proche.» 1693, Sainte Lucie
1700
Un port n’est pas un terrain de jeu, pourtant ils jouent ces deux enfants pratiquement identiques, dans leurs habits trop éclatants sous le soleil de plomb. Autours d’eux se jouent des drames humains dont ils ne comprennent pas encore l’importance. On leur a déjà enseigné silencieusement que certains naissent avec des droits et que d’autres ne sont que la propriété d’autrui, qu’on vendra leurs forces contre du tabac, du sucre ou du chocolat.
1706
Il pleut sur Castries cette après-midi, pour toi qui aime tellement le grondement de l’orage. La terre détrempé n’accueille que ton corps. Comment se résigner à te quitter ici cependant ? Nous ne jouerons plus ensemble, mais je prendrais le large avec ton souvenir en point de mire. Là nous irons, où se couche l’horizon, où disparaissent les voiles d’antiques galions. Je vivrais deux vies pour toi, j’apprendrais, je te promets, plus qu’un seul esprit ne peut contenir.
1715
Renée, la vieille France est proche. Sens-tu cette impatience à poser le pied à terre ? J’imagine déjà les visages et les couleurs de ces gens. Ceux que nous appelons « les cousins de l’autre coté de monde ». Je suis persuadé qu’ils auront deux yeux, un nez et 5 doigts, mais même cela nous paraîtra extraordinaire. J’avais promis, nous voilà. Dans quelques jours à peine, nous pourront prétendre reconnaitre quelques traits singuliers des Ricart dont cette fameuse tante du continent ne cesse de parler dans ses lettres.
1720
Athanase, mes contemporains disent que j’ai trop d’appétit pour ce siècle, que je vais m’épuiser avant l’heure à m’aventurer partout, à me préoccuper de choses si complexes. Je suppose que ce sont ces compagnons qui n’ont ni force, ni endurance. Heureusement les voyages m’auront au moins permis de rencontrer des personnes plus ouverte d’esprit, étranges diraient certains, infréquentables affirment les plus bigots. Mais j’ai plaisir à partager d’avantage que des potins inutiles ou des connaissances aux rabais, alors cela vaut bien les quolibets les plus affligeants.
1724
Renée, as-tu déjà pensé à t’attacher à une autre être humain ? Tu sais, cet amour dont ont fait de grande histoire. Je ne me souviens pas. Etait-ce seulement concevable de nous adjoindre un troisième lieutenant ? Nous entraver, nous enterrer ainsi, voilà un poids dont je ne voulais pas nous encombrer. Tu vois que je m’affaibli, comme si notre indépendance devenait elle-aussi un fardeau sous ce regard nouveau. Ou alors est-ce l’inverse ? J’ai décidé de quitter la France. Après tout le monde est vaste, et j’ai trouvé plus fou que nous pour nous servir de guide.
1726
Athanase, ne t’inquiète de rien, pas même de la faim qui tord nos entrailles, de la folie dévastatrice qui voile notre esprit. Dis toi bien que nous l’avons voulu, que nous en avions besoin, et que nous avons trouvé plus encore qu’une seconde vie. Nous aurons l’éternité, toi, moi, lui et le monde. J’ai hâte de voir l’avenir, même si je dois renoncer à la lumière du soleil pour cela. Je n’ai pas peur… J’ai faim depuis toujours, je crois.
1769
Renée, voilà un an que j’ai dû me résoudre à clore nos affaires dans les colonies. La maison est vendu, les quelques dettes qui restaient sont enfin soldées. Les héritages me feront bien survivre jusqu’à la décennie prochaine je suppose. Ce ne sont ni les bateaux, ni les comptoirs de commerce qui manquent. Disons que je me laisse simplement porter par mon compagnon pour l’instant. Tantôt on nous dit frères, cousins, amis. Je joue parfois son secrétaire, son médecin, son professeur de dessin. Nous somme mal assortis je dirais, des fous qui s’entendent parce qu’ils ne se comprennent pas vraiment.
1788
Athanase, j’ai vu bien des choses incroyables depuis que j’ai renoncé à mon humanité. Les années s’écoulent avec toujours plus d’empressement quand on est libéré de la vieillesse et de la maladie. Je ne sais pas si c’est le monde qui change, ou, moi ? Les deux, certainement. Sens-tu ce vent qui tourne ? Depuis que j’ai retrouvé Paris, il y a peu, la populace rumine, et le esprits brillant sont en effervescence. C’est exaltant, je ne peux le nier, que j’aurais presque envie de mêler ma voix à la foule des penseurs et à la masse des enragés.
1800
Renée, ainsi donc c’est nouveau siècle qui commence. Des têtes sont tombés, et pourtant, la face de monde n’a pas vraiment changé. J’ai eu le temps de boire tout mon soûl, et cela s’arrêtera pas avant longtemps. 100 ans… on en attend beaucoup, et certes ses fruits sont remarquables. Hélas, je dois donner raison à certains de mes défunts détracteurs, je suis peut-être trop gourmand, d’un je ne sais quoi qui n’existe pas. Bien sur, j’ai de quoi m’occuper trop largement, je m’éparpille, je le sais bien. Mon âme se lasse des parades et des circonvolutions de mon créateur. J’ai seulement besoin de repos et de solitude, je suppose.
1826
Athanase, je vais par la nuit rejoindre ces profanateurs savants qui dissèquent les corps, pour le progrès de la médecine. Il ne fait pas bon vandaliser les tombes, mais les coupes gorges sont une aubaine pour les créatures telles que moi. Si je m’éloigne sans doute de mon humanité, c’est pour mieux me laisser aller à ma curiosité scientifique. C’est une étrange époque, pas la plus déplaisante. Mes nouveaux camarades au sein de la faculté de medecine se croient tous aussi importants les uns que les autres. Je nous revois un peu dans cette jeunesse avide, pourtant vouée à disparaitre avec les deceptions inévitables de l’existence.
1842
Renée, je crois que j’ai toujours eu une affection pour les ports de commerce. Dans ces nuits embrumés les lanternes brillent comme un appel à ne jamais rejoindre son foyer. J’étais étranger une fois de plus, mais j’ai appris à faire ma place et à parler la langue locale. L’étude des formes de médecines oriantales m’absorbe énormément, et bien que n’ai plus vraiment de distraction, je trouve tout de même le cycle nocturne trop court. Parfois, il est vrai que mon compagnon me manque malgré l’accomplissement manifeste que me procure l’indépendance. Je n’ai pas véritablement le goût à m’attacher à des créatures éphémères, même si les ruelles ne désemplissent pas, mon ami le plus précieux reste cependant l’opium.
1889
Athanase, le ciel est lourd. Je confonds la fumées des usines et les nuages. On parle de progrès, un progrès parfois sale, sombre, qui gangrène et s’accapare des vies. Je m’y fais, tu vois…. Par quel chemin grouillant, suintant graisse et suif, pourront nous encore échapper à la lourde machinerie de cet âge affamé. C’est une évidence pourtant, je me sens de plus en plus en phase avec mon temps. C’est comme si le cliquetis des mécaniques sonnent à mes oreilles comme une véritable symphonie, simple et efficace, reposante dans son vorace vrombissement.
1923
Renée, vivre à contre sens des vivants, c’est être marginal. Survivre suppose des stratagèmes, des arnaques, pour garder son identité sous contrôle. Bien sur, qui irait croire à une idée aussi folle qu’une figure de l’imaginaire parcourant le monde à la recherche de sa place, ou de son prochain repas. Alors on s’adapte, on trouve des failles dans ce système. Parcourir le globe n’est pas juste un loisir comme un autre, c’est aussi façon de brouiller les pistes. J’ai dû déclarer ma propre naissance plusieurs fois, attester d’unions pour la plupart imaginaires, rédiger des certificats de décès tous aussi faux les uns que les autres. J’ai gardé quelques photos de famille sur moi, cela m’amuse de montrer ma ressemblance avec notre « grand-mère ». Cette bonne vieille tante Ricart aurait adoré ça.
1940
J’aurais aimé retrouver Castries pour de meilleures raisons, mais l’Europe ne sera bientôt plus qu’un champ de ruines. J’ai vu trop de conflits, toujours plus dévastateurs, toujours plus meurtriers. Peut-être que cette fois ce sera la bonne et que je te rejoindrais avec la cohorte de nos semblables ? Sous cette bonne terre humide au fond de cimetière oublié, même tes os sont redevenu poussière à présent. Je ne compte pas m’éterniser, disons que cela n’est qu’un pèlerinage nostalgique. C’est idiot n’est-ce pas, de perdre mon temps sur une tombe disparue ? Mes compétences seraient certainement plus utiles ailleurs. Laisse moi juste me reprendre… te dire : bonjour, au revoir.
1969
Figure toi que le monde ne s’est pas effondré. Suis-je déçu de m’être trompé dans ma prédiction ? Pas vraiment. L’humanité me surprend, elle est vivace, comme la mauvaise herbe. Rien n’est parfait et nous ne seront jamais à l’abris d’une apocalypse de plus, ce n’est pourtant pas une époque faites pour les pessimistes. Cela veut tout de même le coup d’être encore ici. J’ai mis ma blouse au placard pour l’instant et laissé tombé mes costumes trop formels. La mode voudrait me dit de me laisser simplement aller dans ce courant, libérateur et enivrant. Juste profiter encore un peu de cette brise fraiche à la fenêtre ou de la chaleur de mes condisciples, entre deux chansons entêtantes, entre deux taffes…
1992
J’ai très vite aimé ça, ces villes gigantesques qui ne savent pas dormir, être anonyme dans ces artères vidées, là où le silence n’existe plus. Et, la foule compacte, transcendée dans une même euphorie par le rythme binaire de baffles assourdissantes. Je m’efface pour quelques secondes, ou peut-être que je fusionne en vérité. Je récupère un peu de ces battements de coeur qui me sont devenus si étranges et fascinants. C’est cela qui nous a hasardeusement réuni, mon créateur et moi, comme si fatalement nos chemins devaient se retrouver. Et ainsi est née notre fausse routine, ces petits centres de soin miteux où je me sens chez moi, et toutes ces idées un peu nazes qui germent dans son esprit nébuleux.
2022
Ce n’était pas une surprise. Cette fois, nous n’avons pas jouer aux aveugles, nous avons essayé d’enrayer cette guerre qui semblait sur le point de faire disparaitre jusqu’au moindre brin d’herbe. Je ne dirais pas que c’était une démarche altruiste, un vampire est comme tout un chacun, il souhaite aussi survivre. Moi-même j’espérais préserver cet eco-système, et j’aurais aimé que le calme dure 10 000 ans… Au final tout cela s’enlise, et il est évident que notre tranquillité est voué à s’évaporer. Que nous demanderont-il ensuite ? De porter un numéro, de se présenter à la « soupe populaire » ? L’humain ignorant est destructeur, l’humain éveillé est à la fois bien meilleur et bien pire. Je ne sais pas vraiment ce qu’il adviendra de nous, mais je ne peux m’empêcher d’imaginer un dénouement fataliste.
2042
Je préfère avoir tord. Oui, je préfère quand la réalité ne répond pas à mes penchants pessimistes. Je n’ai néanmoins pas envisagé que nous serions au bord de l’extinction. Dormir n’apporte aucun repos, se nourrir est une perpétuelle source d’angoisse, vivre est un combat de chaque seconde. Je croyais connaitre le sens du mot chaos… Mais rien n’est comparable à cette bataille sans fin, et personne n’est à l’abris, nulle part. Dans cet enfer j’ai perdu ceux qui m’étaient chers et mes compagnons d’infortune ne sont que d’un maigre réconfort. Parfois j’ai envie de me laisser tomber, il serait bien plus facile de succomber à ces crocs suppurants que de courir pour y échapper. Je suis encore là pourtant… Je suis encore là, je crois.
2114
Des cendres renaissent d’étranges bastions, ce qu’on appelle cité. Je ne sais pas si cela sera suffisant, mais c’est actuellement une lumière d’espoir pour les survivants. Au moins pouvons-nous fermer l’oeil un instant, et la trêve avec les humains semblent se maintenir. Pierre après pierre, nuit après nuit, dans le sang et le sueur se dresse cette jeune civilisation aux allures de prison. Je n’attends rien de l’avenir mais je me sens au moins utile à mes semblables en accomplissant simplement les tâches qu’on m’a confiées. Occuper mon corps et mon esprit remplit le vide qu’a laissé le monde d’avant et ceux qui le peuplaient. Combien de siècle encore pour oublier combien tout me manque…
2324
Chaque année ressemble à la précédente. Certaines cités prospèrent en un sens, d’autres décèdent prématurément. Bien que le fléau n’ai pas disparu, cela me parait presque lointain aujourd’hui. Dehors, le monde est sauvage, l’existence est toujours précaire. Mais derrière ces murailles épaisses les visages des vivants passent et s’évaporent quand je me cantonne à mes habitudes éculées. Ce système n’est peut-être pas parfait, mais il y a t-il eu une seule chose qui l’a vraiment été ? Je suppose que manger à ma faim est suffisant pour ma part, mais j’ai bien du mal à jouer au maître et l’esclave. De petits caprices… est-ce là le ciment de notre société ?
2388
Toutes les épidémies se ressemblent un peu. On a beau apprendre de celles passées, on est toujours démunie face à ce désastre qu’est la maladie, amputant la cité de sa chair et de son sang. Le sang oui, cette denrée inestimable, plus encore que des bras, des jambes et des cerveaux. On compte, voilà, on brûle, voilà. Qui restera-t-il si ce n’est une liste au fond d’un tiroir ? Et encore, ce qu’une catastrophe parmi d’autres. Les évènements se chevauchent, s’écrasent. Certains tombent quand les autres se dressent, inlassablement. Je suis presque lassé par tous ces soubresauts, ces vaines tentatives de changer le statu quo. Tout cela se solde que par davantage de cadavres, de pénuries et de travail supplémentaire. Dois-je encore m’inquiéter ou juste fermer les yeux ? Je n’ai pas vraiment le goût à m’agiter pour rien.
2389
Il y a une tâche, une tâche d’encre juste dans le pli de la phalange, là où l’index délicatement érodé a laissé une petite bosse. La peau y est un peu plus lisse qu’ailleurs. Cet infime détail est important pour une si vieille chose, qui, dans un tic qui lui est propre le frotte régulièrement de son pousse. Réflexion et ennui s’accordent dans ce geste, dans une tentative de se souvenir. Se souvenir de quoi au juste ?