"Shut up, just gimme lotta shot
I'm not sure what I'm doing
Give me some direction
I miss you, think I'm drunk, pour it more"Im Chang Kyun
Épisode 1 ● Naissance
Dans la nuit, le cri de ma mère déchire le voile formé par les étoiles descendues pour saluer notre arrivée. Ce n’est pas la délivrance qui est douloureuse. C’est la vision de ce qui sort de ses entrailles royales. Mon frère fait entendre sa voix le premier. Le prince. L’héritier. Celui qui aura tout. Ou du moins durant un temps, car la vie en décidera autrement. L’effroi est général. Les servantes. Les médecins. Ma mère. Tous retiennent leur souffle en voyant mon crâne aux cheveux déjà sombres apparaître à son tour. Les protestations jaillissent avant que j’ai le temps de manifester mon existence. Il ne peut y avoir qu’un héritier. Si je reste en vie, c’est certain, mon frère et moi nous entretuerons pour le trône. Pire, l’un d’entre nous sera manipulé pour renverser l’équilibre déjà précaire des pouvoirs en place. Personne ne veut fragiliser le pays, encore moins ma mère. Encore moins moi. Bien sûr, je n’en ai pas encore conscience.
Je n’ai même pas conscience d’être transporté, loin de ma mère, loin du palais et loin de cette capitale maudite. Personne ne doit connaître mon existence. Je ne dois même pas exister. C’est au pied de la montagne sacrée que l’homme me dépose sur un rocher qui affleure la surface lisse d’un cours d’eau dévalant avec nonchalance de sa source jusqu’à la ville. Je n’en ai pas conscience et pourtant le nourrisson que je suis pleure déjà une mère qu’il ne reverra plus car elle périra quelques mois plus tard des suites de la délivrance dont elle ne se remettra jamais. L’homme devait mettre fin à mon existence. Là sur ce rocher. Sacrifiant mon sang à la stabilité d’un pays que je ne connaissais pas mais auquel je devais déjà la vie, en tant que fils du roi, car c’était là mon unique devoir, je l’apprendrai plus tard.
Mais mon sang ne coula pas.
Quand le garde brandit la lame et que son regard croisa celui de l’innocent que j’étais, il ne put se résoudre à commettre un tel acte et préféra trahir son souverain pour me sauver, moi. Coupable de haute trahison, il n’avait qu’une issue, disparaître en même temps que le nouveau-né qu’il avait été chargé de sacrifier. Au milieu de la nuit glacée de la nouvelle année, il me prit dans le creux de son bras, tenant son épée de l’autre main, et prit la route qui menait au cœur des montagnes isolées où personne, à part les ermites, ne mettait les pieds.
Épisode 2 ● Prince
Passons sur les détails qui ont mené à mon retour au palais. Ils ne vous intéressent sûrement pas puisqu’ils ne me concernent pas directement. Toutefois, il me faut mentionner la disparition de mon frère, l’héritier du trône, qui a été l’élément déclencheur de ce nouvel exode. Frappé d’un mal qu’aucun médecin oriental ou occidental ne parvint à soigner, il mourut en l’espace de quelques jours, tout juste âgé de dix ans. Je ne sus tout cela que bien plus tard, lorsque, la nouvelle reine ne parvenant pas à enfanter, on vint chercher celui qui demeurait en vie loin des intrigues de cours dont avait souffert son frère. Moi. Comment ils avaient appris que j’étais encore de ce monde ? Je ne le sais toujours pas aujourd’hui. Le fait est qu’ils vinrent un jour, points sombres grandissant sur le chemin qui les guidait jusqu’à moi.
Le garde était devenu un père. L’abri qu’il nous avait construit, mon foyer. La montagne, mon terrain de jeu. Et l’on était venu m’arracher à tout cela pour me jeter dans la fosse aux tigres, à ces dents longues qui rayaient le plancher de leur avidité. Sans mon accord, on me traîna sur la route qui descendait des monts immaculés. Ce qu’ils firent de mon père, le garde, je ne le vis pas, mais j’entendis son cri d’agonie, le dernier son qui traversa sa poitrine. Ce fut mon nom. Le nom qu’il m’avait donné et dont je ne me souviens plus, suivi d’un avertissement. J’avais treize ans à peine et je pleurai mon père décédé tandis qu’on me battait pour faire taire les larmes. « Ton père est le roi. » « Ne pleure pas ce traître. » « C’était un bon à rien. » « Ta vie est celle d’un prince. »
Et prince je devins. Plus que ça, même. Après trois ans d’apprentissage et d’érudition, je fus nommé prince héritier et le roi m’autorisa à participer aux réunions du Conseil pour que je me forme au fonctionnement et à la gestion du pays. Ma vie avait changé. Tout avait changé. J’étais plus entouré que je l’avais jamais été. Et pourtant, je ne m’étais jamais senti aussi seul qu’au palais, devant les dos courbés devant moi que j’avais appris à ignorer tant ils me dégoûtaient.
Épisode 3 ● Fleur de nuit
C’est dans la nuit que je trouvais le réconfort. Seul moment de la journée où les ombres des serviteurs s’évanouissaient pour ne laisser que la solitude de l’errance, salvatrice. Trompant le seul homme et l’unique domestique chargés de subvenir à mes besoins et veiller à ma sécurité à ces heures creuses, je m’éclipsais pour rejoindre un jardin éloigné qui n’était plus affecté à personne pour l’heure. Je vagabondais entre les massifs de fleurs sombres que la lune ne parvenait pas à éclairer, slalomant entre les pierres qui se jetaient presque dans une mare minuscule, mais étincelante.
C’est ici que je la vis pour la première fois. Auréolée d’argent, la silhouette élancée ondulait avec un équilibre que je pensais précaire, mais qui ne tombait jamais. Là, les pieds nus sur les roches affleurant la surface, sa chevelure longue et brillante, était libre autour de ses épaules fragiles. Elle savait que je la contemplais, mais elle ne se retourna pas. Elle se contenta de prononcer mon nom, d’une voix plus grave que le grondement du ciel qui éclate. Je fus saisis d’un frisson et jamais plus, je ne pus détourner les yeux d’elle. Jin Hong Saek.
Je la retrouvais toutes les nuits durant plusieurs années, parlant du monde changeant, des rois et des reines, des guerres et d’amour. Nous nous étreignions une fois par mois, lorsque la lune était la plus grosse. Elle me laissait posséder ce corps si pâle, si lisse et si fragile que j’en avais peur de le briser. Jamais elle ne se cassait. Jamais elle ne flanchait. L’immortalité qui la traversait était aussi grande que sa mélancolie dont je me faisais l’écho. Je ne l’aimais pas. Mon être tout entier vivait par elle. Et lorsque des rumeurs se mirent à courir sur le Prince héritier frayant avec un démon, que les inquiétudes s’éveillèrent quant à mon aptitude à diriger un pays alors que le diable susurrait des mots doux à mon oreille, il fut difficile de stopper l’écoulement inévitable des événements que cela provoqua.
Prétextant m’éloigner du démon de la nuit, on me maria de force et l’on m’obligea à donner un héritier au royaume. Le choix de la future reine était important, je n’eus pas mon mot à dire et ce fut à regret que je me glissais dans sa couche pour faire ce que l’on attendait de moi. Fort heureusement, l’enfant fut vite là. Une fille. Je devais recommencer, mais je ne pus m’y résoudre et je me réfugiais entre les bras de Jin qui caressa mon visage toute la nuit. Quelle résilience, quelle compréhension l’animait quand elle me disait de me résoudre à ma tâche, que c’était là mon devoir de Prince. Mon devoir envers mon peuple.
L’on vit bien que le mariage n’avait en rien éloigné le démon de la cours et bientôt, ce fut dès lors à ma vie que l’on en voulut. Quand on se fut assurer que la future reine mettait au monde un héritier mâle en bonne santé, l’on me jugea désormais de trop. Ce fut mon père, le roi, qui ordonna à ce qu’on m’élimine. Une nuit, dix gardes royaux entrèrent dans le pavillon de Jin pour m’y trouver endormi et transpercèrent mon corps d’autant de coups d’épée. Ma fleur de nuit me trouva à l’agonie, le sang de mes veines inondant les pierres du jardin d’un éclat écarlate.
Cette nuit là, elle m’offrit l’immortalité.
Épisode 4 ● Renaissance
Je suis mort. Juste avant de mourir à jamais. Ce corps que je possède encore aujourd’hui et qui a traversé les siècles a expiré deux fois son dernier soupir. Si le deuxième fut entre les bras de ma bien-aimée, le premier avait été d’une cruauté inégalée. Celle d’un infanticide. Le roi, que j’avais appris à aimer, ou du moins à apprécier, durant toutes ses années. Le roi, qui avait déjà fait tuer mon père adoptif. Le roi, pour qui j’avais passé des heures entières à apprendre la lignée, mais aussi les textes des érudits et le fonctionnement d’un palais apprivoisé. Le roi, qui m’avait donné la vie et qui la reprenait sans une once de remord.
Il me fallut des jours. À ressusciter. À me débattre. À souffrir de la soif. Mais Jin demeurait à mes côtés, créatrice et amante dont la bienveillance et la douceur apaisaient mes douleurs. Mais rien n’y faisait, la vengeance coulait en moi et ne semblait plus vouloir tarir. La journée, mes cauchemars étaient hantés par le même visage, la même épée. Celle du roi que j’allais désormais me refuser à appeler « père » pour l’éternité. Il n’en avait jamais été un. Échappant à la surveillance de Jin qui s’était absentée pour nous trouver de quoi apaiser notre faim, je rejoignis le palais. Ombre parmi les ombres. Je sautais sur les toits les plus bas, me faufilant dans une cours, évitant toujours la garde dont je connaissais trop bien les habitudes.
Dans sa chambre, une seule bougie brûlait encore car il n’aimait pas dormir dans le noir complet. Ce fut à mon fantôme qu’il crut lorsqu’il ouvrit les yeux, écarquillés d’effroi, en sentant ma présence au-dessus de lui. Un sourire démoniaque ourla mes lèvres. En un éclair, mes canines déchirèrent la chair de son cou. Le sang gicla sur la toile de papier de riz qui recouvrait les murs plus qu’il ne gicla dans ma gorge. Je n’avais aucune envie de boire son sang. Un sang maudit que je portais déjà en moi comme une punition.
Les cris envahirent le palais et les gardes se précipitèrent dans la chambre. Occupé à déchiqueter le corps de celui qui m’avait mis au monde comme la bête que j’étais devenu et que je ne maîtrisais plus, je ne les sentis pas s’emparer de moi. Ce fut quand mes lèvres quittèrent la chair et le sang que j’en pris conscience. Le massacre redoubla. Dans cette chambre royale tapissée de ma sauvagerie nouvelle, je me laissais tomber à genoux, au milieu des corps désarticulés et je me mis à pleurer les vies détruites qui ne seraient jamais plus.
Peu avant le lever du soleil, Jin vint me chercher pour me ramener chez nous et veiller sur moi comme elle l’aurait fait de son propre enfant.
Épisode 5 ● Oppression
Les années passèrent, plus sereines et paisibles. Jin et moi nous contentions l’un de l’autre. Mais le monde changeait, sans nous, et il nous rattrapa. Le pays dont j’aurais dû être le roi fit face à de nombreuses guerres de territoire, jusqu’à ce qu’un l’un de ses ennemis parvienne à le soumettre durablement. L’oppression fut violente. Barbare. Les autochtones étaient violés, affamés, mutilés, réduit en esclavage sur une terre qui leur appartenait. Jin ne supportait plus de sortir pour nos repas et bientôt, je m’en chargeais seul, lui ramenant de quoi se nourrir comme elle l’avait fait pour moi durant les premières années de ma transformation. J’étais à présent plus fort. Je savais me maîtriser. Et Jin m’avait enseigné l’existence de nôtre race ainsi que sa propre histoire. Cruellement magnifique et solitaire. Comme ses derniers jours.
Je ne m’étendrai pas sur ces souvenirs. Aujourd’hui encore, ils ne sont que douleur et tristesse pour moi. L’oppresseur l’arracha soudain à moi, l’enfermant dans un camp dont personne ne savait rien, abusant d’elle sans même être curieux de sa nature si différente des autres qu’ils avaient enfermés. Peu leur importait son corps différents, ses capacités différentes. Ils s’adaptèrent, l’affaiblissant suffisamment pour la briser un peu plus, nuit après nuit, juste pour leur réconfort physique personnel. Elles étaient dix qui tentèrent de s’échapper une nuit. Prises en chasse par les soldats à travers la forêt, ce ne fut que grâce au sacrifice de l’une d’elles que les autres purent fuir. Jin avec elles. J’avais pourtant retourné le pays, je pensais l’avoir cherché partout, mais pas suffisamment.
Quand elle me revint et qu’elle tomba entre mes bras, exsangue, la peau recouverte de cicatrices de balles, elle me parla du bruit terrifiant de l’arme à feu qui exécutait celle sur les dix qui s’était sacrifiée. Ce furent ses derniers mots. Et ce fut la raison qui me poussa à intégrer la résistance et à aider ce pays à survivre. Enfin, je fis mon devoir, ce pour quoi j’étais né : je protégeais mon peuple.
Épisode 6 ● Nouvel ordre
Alors je suis devenu un protecteur, un bâtisseur, un architecte. Il fallait m’occuper de ce peuple, de ce pays à reconstruire, pierre après pierre. Non dans les endroits les plus visibles où les politiques s’arrachaient encore les miettes d’un pouvoir invisible qui n’existait presque plus, lui aussi. Non. J’œuvrais dans l’ombre, au plus près de ceux qui en avaient réellement besoin. Avec d’autres, nous avons fait resurgir des villages et des villes du néant et de l’horreur où ils étaient enterrés depuis si longtemps.
Mais une guerre en entraînant une autre, les créatures comme moi finirent par sortir de l’ombre et d’autres guerres couvèrent, éclatèrent, détruisirent à nouveau. La paix semblait inatteignable. Si elle existait, durant une seconde, c’était son aspect éphémère qui me frappait à chaque fois. La paix n’était qu’un entre deux. Un entre deux temps d’horreur et de haine et l’éternité ne me contredit jamais à ce propos par la suite.
Objecteur de conscience dans cette nouvelle guerre opposant les humains aux immortels, je fuis mon pays. Celui qui m’avait vu naître deux fois. Je parcourus le monde, observant les miens autant que les humains, me cachant, parlant, nouant des relations utiles encore aujourd’hui. Ma neutralité jouait en ma faveur, mon désintérêt faisait que tous me parlaient, même si je n’avais aucune envie d’entendre leur point de vue dont je m’étais lassé et dont je n’avais rien à faire. Je devins lentement celui que je suis aujourd’hui. La créature blasée, égoïste, indifférente qui vous parle à travers ces rapides mémoires. Une créature ayant perdu espoir en une paix durable, louvoyant entre les fils tendus d’une toile d’araignée venimeuse. Étonnant que je n’ai jamais attenté à mes jours d’éternité. Je hais bien trop le soleil pour le laisser me mordre. Mais ce serait un mensonge de dire que je n’y ai jamais songé. Il me faut admettre, je n’ai pas eu ce courage. Peut-être que j’étais plus attaché à cette éternité que je ne voulais l’avouer. Peut-être que tout espoir ne m’avait pas complètement déserté.
C’est en Amérique du Nord que je finis par poser mes bagages. Après des années à végéter dans un club de New Bellingham, me laissant emporter par tous les excès, j’en sortis enfin, redécouvrant l’air à peu près pur de l’extérieur. Un espoir renaissait, celui d’une cité nouvelle que je voulais aider à construire.
Épisode 7 ● Maison
New Abbotsford. Cette cité devint mon nouveau foyer. Travaillant sans relâche dans l’équipe de construction, fort de ma propre expérience, je fus vite remarqué pour mes talents d’architecte et j’eus rapidement ma propre équipe à gérer. Mais ici aussi, la paix ne fut pas éternelle. L’invasion décima la population, une épidémie empoisonna les mortels autant que les immortels… Je ne supportais plus les conversations et m’enfermais un peu plus longtemps dans mes appartements ignorant les humains qui frappaient à la porte pour s’enquérir de mon état. Je dépérissais.
Une missive arriva pourtant, me demandant de prendre part, une fois encore, à la construction de la cité. Mon cœur de bâtisseur, de protecteur s’anima et je sortis de mon enfer où je régnais en maître pour me mêler à la vie de New Abbotsford.