L'autre rive [Lucius]

"Je suis heureux pour vous. Vous avez peut-être été plus courageux que moi. Mais il faut croire que je présente une propension naturelle à la résignation."

Ce qui n'aurait pas été surprenant, puisqu'il était originaire de Sibérie. C'était une tradition locale, là-bas. Elle se mêlait habituellement à une dévotion religieuse que, clairement, il ne partageait pas, mais l'ambiance même du lieu avait dû peser sur la formation de sa conscience. Etait-ce là tout ce qu'il gardait de son ancienne personnalité, ce pessimisme apaisé qui l'incitait à accueillir le mal sans sourciller, et le bien sans trop s'y attacher ? Il espérait que ce n'était pas le cas. Ce serait chagrin à admettre, non pas pour lui, mais pour ce convive qui prenait une part étrangement curieuse à son récit. Etait-ce un reporter dans l'âme ? Allait-il consigner cet échange dans ses mémoires ?

"J'aime marcher à travers la forêt... Je n'ai rien de plus précis à vous offrir, j'en suis navré. Et tout le monde aime marcher dans la forêt, non ?"

Les valeurs de son père avaient été effacées dans sa mémoire par les enseignements reçus au temple. La vision du monde, le bien et le mal, tout ce que le monde était, du point de vue de son esprit, puisqu'il n'était que parce qu'il était perçu. Le vampirisme n'avait fait que reproduire cette première disparition.

"J'aime collectionner des pierres... Peut-être cette Cité est-elle un simple assemblage de pierres choisies et placées avec soin pour produire un sentiment optimal de sécurité. Il ne m'est pas facile de vous donner ces informations de manière construite, je n'ai jamais beaucoup réfléchi sur ce sujet."

C'était lui, le sujet. Il avait été forcé d'y penser davantage ces derniers temps, en termes de questions beaucoup plus brutes : pourquoi avait-il si faim tout à coup... ce genre de chose. C'était physique, des sensations, des réflexes de survie. Un combat qui s'étirait sur des jours et des jours. Des éclairs qui traversaient ses pensées, alors qu'il essayait de les concentrer sur l'accomplissement de son travail quotidien.

Comment Lucius percevait-il l'amoncellement de photons cendrés qui composaient ses nuits éternelles ? Avait-il encore la foi suffisante pour compenser la faible lueur des chandeliers, ou de la lune ? C'était une petite consolation, probablement. Peu d'entre eux pouvaient emporter dans leur longue errance les friandises qui avaient adouci leur vie mortelle autrefois, et leur trouver la même saveur.

Il observa le verre abandonné. Sans doute existait-il une forme de substitut dans la vie de Lucius, et ce n'était pas le sang, ni apparemment la chair tendre des jolies femmes. La foi était une possibilité. A moins qu'elle se soit délitée pour ne plus laisser que sa forme la plus raffinée, un altruisme qui ne reposait plus sur aucun code rigide d'instructions morales. Un petit sourire apparut un instant sur son visage.

"Vous êtes quelques-uns à vous questionner sur la question. Pourtant, vous êtes bien plus complexes que moi."