Angry too. (Lucius)

Février 2390 | Quartiers personnels du Conseiller de l'Egalité

Ses méninges tournent à plein régime alors que son Maître tente de lui expliquer en quoi consiste une vie privée, sans qu’elle ne parvienne réellement à saisir la subtilité de cette dernière. Du haut de ses 21 ans, elle a bien du mal à comprendre qu’on puisse avoir plus d’une vie ou que cette dernière puisse se diviser en différentes parties. La sienne n’a jamais été qu’entière et sans compromis à l’image de sa propre personnalité. Personnalité qu’elle doit cependant taire pour ne pas risquer de compromettre le plan des Mères. C’est peut être la même chose. Peut-être que son interlocuteur immortel est contraint de jouer un rôle pour survivre, ce qui leur ferait un point commun qu’elle refuse évidemment d’admettre. Pour toute réponse, elle hoche la tête et pousse un murmure faisant montre qu’elle a compris, même si cela est faux. Mieux vaut montrer patte blanche et ne pas s’aliéner celui avec lequel elle doit partager un toit et répondre à ses exigences, même s’il a indiqué dès le départ qu’elle ne serait contrainte à rien avec lui. Une partie d’elle a envie de le croire mais une autre partie, au ton bien plus fort, attend de voir avant de se prononcer. Elle a été bien trop témoin, bien trop cible des humeurs vampiriques pour croire ces êtres de la nuit sur paroles. Si Apollon les a puni en les privant de sa lumière, ce n’est pas gratuitement après tout.

Elle tente de l’ignorer lorsqu’il se lève et qu’un malaise semble s’instaurer en lui. Fort heureusement pour elle, son attention est détournée vers le plat qu’elle dévore sans être capable de s’arrêter. Chaque bouchée lui rappelle un peu plus la Bordure qui lui manque bien plus qu’elle ne saurait l’admettre. Ce n’est que lorsqu’il reprend la parole qu’elle fronce légèrement les sourcils, décelant dans le ton de sa voix comme une abdication, une défaite. Une fois encore, son esprit semble se diviser entre satisfaction d’avoir gagné un round et un autre sentiment qu’elle ne comprend pas mais qui semble s’apparenter à de la tristesse. La méfiance demeure à l’égard de cet individu dont elle ne connaît rien malgré ce qu’on lui a raconté sur lui et ce qu’il a bien voulu dévoiler, sans lui permettre de dévoiler le vrai du faux. Mais elle a l’impression d’être sur une corde raide au-dessus du vide, utilisant des balances instables pour se maintenir en équilibre précaire comme l’artiste de rue qu’elle a rencontrée quelques jours auparavant. Si seulement elle pouvait avoir sa grâce et son talent. Elle n’a jamais été fan du vide et craint ce qui pourrait advenir après une chute.

Se mordillant la lèvre inférieure, elle n’ouvre pas la bouche lorsqu’il prend congé d’elle et tait le mouvement en avant qu’elle a envie de faire pour se lever et s’excuser de son ton brusque. Elle n’a peut être pas été à l’école, moins encore des bonnes manières, mais elle croit déceler une pointe entre eux qui n’existait pas auparavant. Elle n’a cependant pas le temps de céder que déjà il a passé la porte pour rejoindre ses mystérieux appartements au bout du couloir. Perplexe, et peut être se sentant un peu coupable, elle termine son repas, sans en laisser une goutte et loin d’obéir, elle procède au nettoyage des ustensiles de cuisine, veillant à conserver le restant du repas bien trop important pour son estomac de Sauvage domestiquée. Après avoir posé le dernier couvert nettoyé, elle posa le regard autour d’elle, observant ces lieux qui seraient désormais les siens, appréhendant cette vie qui allait devenir sienne. C’était comme une renaissance, une nouvelle vie à inventer à nouveau. Une vie privée de liberté pour elle. Mais elle possédait une saveur différente de la dernière. Une lueur d’espoir peut-être.

Lentement, elle éteignit les lumières et se rendit à l’étage pour prendre possession de sa chambre. La fatigue semblait la rattraper soudainement et la tension dans ses épaules la faisait souffrir atrocement. Elle n’avait pas remarqué jusqu’à présent cette dernière, la mâchoire qu’elle contractait, la tête qu’elle rentrait dans ses épaules depuis qu’elle était entrée en contact avec son propriétaire. Elle rêvait uniquement d’aller se coucher et d’oublier ce qu’il venait de se passer dans son existence d’Enregistrée. Au fond d’elle même, elle souhaitait également oublier la tension et le malaise ressentis dès lors que son Maître l’avait quitté. Parvenue à l’étage, elle ne peut s’empêcher de tourner la tête vers la chambre de ce dernier. Le fin rayon de lumière qui se dessine sous la porte l’arrête littéralement dans son geste, l’attirant presque comme elle observait les insectes se rapprocher inexorablement de la lumière des flammes au risque de s’y brûler les ailes. Ce n’est que lorsque la pulpe de ses doigts touche la surface boisée de la porte qu’elle réalise ce qu’elle vient de faire. Plutôt que de se rendre dans sa chambre, de se glisser sous les draps et de faire en sorte de tout oublier, elle se retrouve devant son Maître, la seule chose qui les sépare constitue une porte fermée. Ultime barrière qu’elle ne se résout pas à franchir même si la curiosité et l’attirance de la lumière la pousse à toquer et demander s’il a besoin de quoi que ce soit.

Une minute, quelques secondes, une éternité. Elle ne saurait dire combien de temps elle reste ainsi debout de l’autre côté, s’interrogeant sur ce qu’il pourrait bien faire. Si elle tend l’oreille pour deviner ce qu’il se passe dans cette chambre, elle se persuade que c’est pour le bien de sa mission. Si son coeur se serre en sentant une sorte de précipice qui s’est instauré entre eux à peine quelques instants après leur rencontre, elle se persuade que c’est la lourdeur tranchante de son rôle à tenir qui se fait coupable. Elle hésite encore quelques instants avant finalement de reculer de quelques pas avec la douceur et la légèreté qu’elle faisait montre en chassant dans la Bordure. Si le plancher grince légèrement sous ses pas, elle ose espérer qu’il ne capte pas l’ouïe fine de son Maître jusqu’à ce qu’elle parvienne à sa propre chambre et ne s’enferme dans cette dernière, pétrie de questionnements.

FIN.

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