It's starting to look like a home | Ft. Mikhaïl

Les mains croisées dans le dos, mes talons claquent sur le sol pavé de briques assombries par la nuit. Si l’on entend mes pas sur plusieurs mètres, plusieurs rues pour les oreilles les plus fines, ceux de mon compagnon sont timides, trop discrets. J’entends à peine le frottement de sa sandale usées jusqu’à la corde sur la route et il me faut me retourner pour m’assurer qu’il me suit toujours. À vrai dire, je m’en fiche un peu. Il pourrait s’enfuir à cette seconde même, je ne lui courrais pas après. Mais il reste là. Derrière moi. Son visage est baissé, je sais que son regard est vif. Je l’ai vu au marché. C’est ce qui m’a fait le choisir lui plutôt qu’un autre. La raison est peut-être insuffisante pour investir dans un humain qui sera chargé d’administrer toute la maison, mais je n’en ai pas besoin d’une autre. Clothilde décédée, je n’ai plus personne pour s’occuper des tâches basses et matérielles qui m’ennuient. La poussière s’accumule sur les meubles. Les papiers s’entassent dans le bureau. Plus je vois le travail à effectuer, plus je suis las. Il était grand temps de trouver un remplaçant. En espérant que celui-ci soit plus robuste. Il en a l’air. Pas qu’il soit très épais. Mais il est solide sur ses jambes fines. Ça me suffit.

Je tourne la clé dans la serrure massive et ouvre la porte. Le hall d’entrée est à l’image du reste de la maison. Bien qu’un peu poussiéreux, il est décoré avec élégance et sobriété. Les tapis transpirent le luxe et les tentures d’un violet sombre, ma couleur de prédilection avec le noir, sont d’une soie lisse et agréable au toucher. Dans les vases, les fleurs ont fané depuis longtemps offrant un spectacle de fleurs séchées macabre et plus gothique que je ne le voulais. Elle font planer une odeur âcre et douce d’une mort végétale dans l’atmosphère.

Le silence. Toujours.

Je me tourne vers lui et laisse tomber les clés dans ses mains lorsqu’il se décide à les tendre en comprenant que j’attends quelque chose.

— Elles sont à toi.

Je lève les yeux vers lui. Il ne me regarde toujours pas, alors je glisse une main sous son menton pour le lui relever. Le geste est ferme. Il n’y a pas d’ambiguïté. Je veux juste qu’il me regarde.

— Je ne veux pas te voir effrayé. Ce n’est pas ce que je désire dans cette maison. Prends soin de ces clés, de ces lieux. Et nous cohabiterons dans une bonne entente.

Je ne prends pas la peine de lui faire visiter. Il découvrira les pièces par lui même, il n’est pas bête. Du moins, je l’espère. Toutefois, je l’entraîne dans un couloir du rez-de-chaussé. La maison est trop grande pour une personne seule, mais je n’en ai que faire d’utiliser seulement quelques pièces. Ce couloir là est réservé aux humains. Il y sera seul aussi. Chaque pièce possède le nécessaire : un lit, des vêtements unisexes chauds, des couvertures, de quoi faire un brin de toilette, mâle ou femelle. Rien de personnel. J’ai fait nettoyer la chambre de Clothilde dès le lendemain de son décès. Certes, sa perte m’a touché. Mais à quoi bon être sentimental. Les humains vont et viennent dans une vie de strigoï. J’ai appris à ne ressentir que le minimum. Elle a été bien traitée, jusque dans sa mort, même si je n’ai rien pu faire pour le charnier. La cause de la mort ne m’a pas laissé le choix. La fièvre rouge a fait trop de ravages, les autorités n’ont pas pu faire d’écart. Pas même pour moi.

Je ne m’engage pas dans le couloir. Un simple geste du bras lui indique la direction. Je ne mets jamais les pieds là-bas. Pas seulement parce-qu’ils me sont inférieurs. Parce qu’ils méritent leur intimité aussi.

— Cette aile est réservée aux éphémères. Choisis la chambre que tu veux, je m’en fiche. Pour le reste… tu t’occuperas de faire le ménage. Au moins une fois par semaine. Si j’ai besoin d’un secrétaire, je te ferai appeler. Je te donnerai une pension régulière pour t’habiller et te nourrir. Tu en feras ce que tu veux, mais ne me demande pas un sou de plus. J’estime être suffisamment généreux. Est-ce que tu as compris ?

Y’a-t-il d’autres choses à ajouter ? Je ne crois pas. J'ai déjà trop parlé pour mes habitudes. Je m’éloigne de quelques pas avant de me tourner une dernière fois vers lui.

— J’espère que tu sais te tenir. Tu es sous ma responsabilité à présent et j’ai horreur que l’on me fasse honte par un comportement inapproprié.

It's starting to look like a home

@Hwang Ji Ok

La tête légèrement baissée, plus par réflexe que par conviction, Mikhaïl suivait le pas de son nouvel acquéreur dans un silence singulier, seul le bruit de leurs chaussures résonnaient sur le pavé des ruelles de la cité. Au loin, des échos de la place de la Potence résonnaient à ses oreilles alors qu'ils s'en éloignaient toujours plus, la cadence de leur démarche rythmée sur une allure presque militaire. Si peu de mots avaient été échangés lorsque le vampire l'avait choisi. Un bref regard, intense, certes, mais si court pour le jeune homme qu'il en fut presque surpris d'être choisi. Il revoyait encore l'expression tantôt neutre et tantôt lasse de cet immortel aux traits typés. Des contours familiers comme les origines d'Aliko qu'il s'était aussitôt poussé à mettre de côté au fond de ses pensées. Ce n'était ni l'endroit ni le moment de se souvenir d'elle. La belle n'était plus, il devait faire attention à lui et plus que jamais maintenant qu'il avait été acheté pour la deuxième fois. Un retour en arrière qui lui tordait les entrailles tandis que son égo refoulé étouffait sa trachée de toute parole. « Ne pas faire de vagues », s'était-il promis. « Maintenir cacher la marque coûte que coûte », se ressassait-il encore et encore, priant que son nouveau propriétaire ne soit ni insistant ni trop curieux quant à son bandage partiellement dissimulé sous sa manche. Car si ce dernier reconnaissait le dessin, nul doute que la vie de Mika prendrait un tout autre tournant.

Poursuivant leur route, le jeune homme s'arqua quelque peu, le vent frais de la tombée de la nuit venant alors mordre les parties de sa peau dénudée. Involontairement, de faibles frissons émanèrent de tout son corps et Mikhaïl pressa l'allure sans même s'en rendre compte lorsqu'ils parvinrent finalement face à la demeure du strigoï. Stopper net dans son trajet, il observa la grande bâtisse se tenant devant lui, entendit la clef tourner dans la serrure pour finalement  suivre le vampire. Même si la demeure ne semblait pas avoir été chauffée depuis un moment, la brise nocturne s'était retrouvée congédiée de l'autre côté de cette immense grande porte, laissant un peu de répit à l'humain malmené. Discrètement ses yeux parcoururent le hall d'entrée, dépeignant un à un les contours d'objets et de moulures que ses iris pouvaient percevoir. Toute information était bonne à prendre. Plus il en savait, plus il pouvait s'adapter aux goûts et envies des autres. C'était ainsi qu'on le lui avait appris à l'Okiya et voilà que Mikhaïl se surprenait désormais à retrouver les réflexes d'un passé qu'il pensait révolu. Un passé rejeté qui semblait pourtant vouloir refaire surface dans une sorte d'instinct primaire incontrôlable.

Sentant son esprit reprendre des habitudes qu'on lui avait martelé depuis sa plus tendre enfance, le mortel reposa son attention sur son tout frais maître tandis que celui-ci se retournait enfin dans sa direction. Le bras légèrement levé, Mikhaïl comprit aussitôt et tendit les deux mains pour récupérer le trousseau de clefs tombant dans le creux de ses paumes. Face à ses paroles, le fugitif acquiesça furtivement de la tête sans piper mot. Après tout, il ne connaissait rien de cet immortel. Il ignorait tout de son comportement et de sa vision des humains. Qui sait quelle attitude pouvait lui plaire ou au contraire lui déplaire fortement. Une multitude d'interrogations auxquelles il allait devoir faire face à présent.
Faussement soumis donc, l'ancien esclave sexuel fixait le bas de la silhouette de l'asiatique au moment où ce dernier l'invita fortement à lever la tête. Ses doigts étaient froids sous son menton mais Mika n'y prêta nullement attention, son cou s'inclinant vers l'arrière afin que ses perles azuréennes rencontrent à nouveau les billes sombres de son interlocuteur. Un étrange frisson parcourut son échine à l'échange de ce reflet.

« Oui, j'ai compris », lâcha-t-il enfin dans un souffle.

Malgré toute sa volonté, le regard du capturé se tordit d'un soupçon de scepticisme face aux mots bien étranges d'un être aussi puissant que lui. Un discours atypique dont il n'était aucunement familier. Scrutant chaque détail de son faciès, chaque micro expression possible, Mikhaïl avait écouté son discours, tiraillé entre une attention particulière et une défiance profondément ancrée dans sa chaire. Des vampires doux et humanistes en apparence il en avait connu auprès du cercle privé du Roi avant de finir par laisser paraître leur véritable nature : le monstre dominant aux pulsions malsaines qui sommeillait en chacun d'eux. Tout cela, il ne le connaissait que trop bien même s'il devait avouer qu'un subtil doute commençait à émerger dans ses pensées à mesure qu'il  voyait la créature taciturne évoluer sous ses yeux.

Puis, comme piqué au vif alors que le strigoï s'apprêtait à partir, sa fierté d'ancien esclave de luxe bafouée, Mika bomba imperceptiblement le torse sans le quitter des yeux.

« C'est une chose précieuse qu'une langue dont la discrétion est sûre », répondit-il avec soin, la tête un tontiné voûtée.

Une citation d'un certain Euripide, artiste et écrivain des temps anciens, qui était restée gravée dans sa mémoire à l'époque où il pouvait se perdre dans les nombreux ouvrages de la bibliothèque de l'Okiya pour parfaire sa culture et son éducation. Suffisamment pour rendre ses habitants plus intéressants et élitistes face au reste de la population humaine de New Bellingham.

« Et comment dois-je vous appeler », s'enquit-il de demander, ses mirettes bleutées le détaillant avec soin. « Monsieur ? Conseiller, d'après ce que j'ai ouï dire sur la grande place ? Ou Maître peut-être bien ? », termina-t-il avec une pointe de véhémence qu'il chercha à ravaler aussitôt.