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Un peu plus loin sur la gauche



07.05.22 16:49

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« Ce n'était pas le jour du jugement mais seulement le matin.
Un matin : Excellent et clair. »

Le choix de Sophie

Le sauvage préféra recevoir l’avertissement de sa propre mort comme une incitation à soupeser ses décisions, et de revoir ses velléités de parvenir à sauver le monde, plutôt que comme une menace. Il n’argua pas le contraire, se contentant de le fixer, sa sérénité entachée par l’angoisse latente d’un tas de vies gâchées, l’air de dire qu’il espérait qu’il se trompait, mais qu’il prenait acte du mauvais présage. Fâcheuse position que la sienne. Il lui faudrait être prudent, mais pouvait-il seulement accepter de prendre du recul, et de laisser le vent tourner sans qu’il ne se sente le devoir d’agiter le drapeau blanc ? L’avenir du clan devait guider chacun de ses arbitrages, rien ne devait risquer que la Harde ne soit prise en étau dans un combat qui n’était pas le sien. Et pourtant, quelle gabegie. Homo Sapiens était-il voué à habiter contre le monde, s’entêtant à vouloir annihiler toutes autres formes de vie qui peuplaient cette planète malmenée, par peur et rejet, par méconnaissance et haine ? Le sauvage sourit au trait d’humour de son compagnon, sans non plus réagir. Il ferma les yeux et prit une longue bouffée d’air frais, s’armant déjà de courage face aux évènements futurs. Le sujet était clos, pour le moment, il n’y avait rien d’autre à supputer des agissements des uns et des autres, au risque de s’aliéner soi-même. Samoset savait combien la suggestion négative s’accompagnait de prophéties auto-réalisatrices, décuplée par l’effet de groupe.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, ce fut pour se souvenir que leur récente amitié s’accompagnait d’une promesse, celle d’une histoire passée partagée. Et Samoset fut soulagé de voir que son ami ne lui tenait pas rigueur de la colère des hommes, alors qu’il commençait son récit. Un récit pas tout à fait offert, un labyrinthe d’énigmes, pavés de personnages aux contours indistincts, qui échappaient à sa vision aux angles, dans l’ombre d’une haie noire. Alors qu’il parlait, Wieland traçait un portrait dans la neige, et Samoset encore, à la lampe de la lune, devait plisser les yeux pour le déchiffrer. Il fallait accepter de ne pas comprendre tout de suite, de suivre le court du récit et du dessin comme on se laisse porter par le courant sans savoir où l’on va. Samoset écoutait attentivement. Wieland ne le laissa pas sans indice, disséminant dans l’énigme et poésie de substantielles clés de compréhension, et à mesure que le dhampir déroulait ses mots, l’humain les enroulait autour d’un scytale mental. Enfin le portrait fut terminé, comme un point marquant la fin de son histoire, et tout fut limpide. C’était elle, elle qui encore aujourd’hui le tourmentait, réalisa soudain Samoset, formant dans la glace un chemin invisible, joignant la trace rouge du lagopède dont le corps gisait à quelques pas, tout comme celui du musicien gisait probablement au fond ce puit, et le portrait tracé dans ce même canevas de glace. C’était une histoire violente et triste comme il en est tant d’autres, Samoset ne s’apitoya pas, mais compatit, laissant le silence porter la voix de son soutien et de sa considération, comme on témoigne son respect aux morts, alors qu’un mot pourrait leur faire offense.

Aspiré par le portrait, sans pouvoir en détacher les yeux, Samoset tentait de percevoir une âme dans le sillon de cet œil, une émotion dans la courbe de ces cheveux argent. Wieland rompit le charme d’un coup de talon, et Samoset comprit les griefs d’un amour haineux, subit plus qu’embrassé. Pourtant c’était encore elle, releva Samoset, qui figurait, figée dans la neige, en hommage et en souffre-douleur.

- Vous étiez face à un choix impossible, mis au pied du mur et sans possibilité de prendre le temps de réfléchir aux conséquences. Quelque fut votre décision, elle se serait faite au détriment d’une personne qui vous était chère, vous laissant tout aussi rongé par la culpabilité.

Samoset était en proie au doute. Oserait-il seulement révéler le tragique secret qui le couvrait chaque jour de honte ? Il portait le fardeau de son ignomonie seul. Si Markus ou Eileen s’en doutait, jamais ils n’en avaient parlé. Il s’attarda encore sur le portrait défiguré, devinant au piétinement l’intention de laisser une fois de plus la mort hanter d’autres nuit, dans les siècles à venir. « Mais bien sûr, nous avons tous du sang sur les mains. Ceux qui ne sont pas nés en ont déjà, par avance. » se remémora-t-il. Samoset ne s’en était pas caché et il fut encouragé par la confession de Wieland pour en faire de même :

- Nous avions voyagé jusque dans la fournaise du désert pour passer l’hiver, après avoir profité de la douceur de la forêt et des denrées des saisons douces, commença-t-il en abaissant le ton de sa voix. Peu de temps après nous être installés, une délégation d’hommes issus d’un autre campement, implanté non loin, nous rendit visite. Était-ce notre teint qui n’allait pas ? Nos joues gonflées des baies juteuses et sucrées dont nous avions profité tout l’été, et qui rendaient les leurs creuses et leur langue sèche d’injustice ? Ils nous haïrent tout de go, et ne se privèrent pas de nous le faire maints fois savoir, chapardant nos provisions, détruisant nos maisons quand nous n’étions pas là, attisant la peur et la haine de ceux qui venaient pourtant en paix. J’exhortais à la modération. S’ils volaient la nourriture, c’était qu’ils avaient faim. S’ils se sentaient menacés, nous devions leur prouver que nous ne représentions pas un danger. Alors le lendemain, quelques-uns d’entre nous se dévouèrent pour leur apporter des paniers garnis de graines et des réserves d’eau de sureau. Les provisions ainsi partagées ne provoquèrent pas l’effet escompté. Ils le prirent pour offense et se sentirent humiliés. Fou de rage, l’homme qui se présentait comme étant leur chef, renversa les jarres et jeta au sable les fruits secs, déclarant que c’était la guerre et que personne ne survivrait à sa colère : nos femmes seraient violées, nos enfants dévorés, nos hommes massacrés. Daneel, le féroce guerrier, faillit bien l’égorger, mais je le retins. Le chef fit volte-face, accompagné de sa garde rapprochée. Alors de jeunes enfants se jetèrent sur les restes agglutinés au sable, il collait à leur menton, j’entendais le crissement sous leurs dents. Les habitants sortirent timidement des huttes, et je ne vis que des visages émaciés, des yeux hagards criant à l’aide. Sur la route du retour, un vent charria une odeur épouvantable. Flairant la piste, Daneel nous conduisit à sa source. Il pointa un doigt accusateur en contre-bas, et nous trouvâmes dans le renfoncement un charnier insupportable d’où affleuraient des squelettes à la gueule béante, bruyant de larves et de mouches.

Le nomade conservait en mémoire l’atroce spectacle, et comme l’extase de Daneel jurait avec l’horreur en contre-bas. Un crâne, particulièrement, lui revenait souvent en cauchemar, un si petit crâne aux yeux si creux et noirs, se gaussant de lui dans un rire métallique d’épouvante. Samoset empoigna le manche de sa courte hache à la ceinture, la serra de toutes ses forces comme pour chasser la marionnette d’os de sa tête, puis poursuivit :

- Le clan se réunit ce soir-là, pour discuter et débattre de la meilleure chose à faire. Fallait-il encore déménager le campement et fuir leur colère, ou bien nous défendre ? Il ne faisait aucun doute pour moi que le clan subissait le joug d’un seul homme, qui conservait le pouvoir en graissant la panse des quelques acolytes qui l’entouraient toujours, mais influencé par les discours véhéments de Daneel qui à force de détails sordides horrifia tout un chacun, il finit de convaincre que ces « animaux » aux us immoraux méritaient le sort final. Il fut voté que nous devions attaquer avant d’être nous-même pris de court, car ces hommes avaient l’avantage du terrain. Nous, nous avions l’avantage de ne pas craindre la nuit.

Il conservait des souvenirs épars de cette nuit, des odeurs de bois et de corps brûlés, d’intenses mouvements dans la périphérie de sa vision. Il ne se souvenait pas avoir circulé parmi les hommes et femmes dans le tumulte environnant, s’être dirigé froidement vers la hutte où le sicaire s’était engouffré. Mais le sang sur la tranche de sa hache, et la posture lubrique et absurde de sa proie, il se le remémorait parfaitement.

- Les huttes brulaient, des cris, des hurlements terribles vinrent parfaire le tableau chaotique. Quelle abomination nous rendions-nous dont coupables ? Dans toute l’agitation, je n’avais moi qu’une seule obsession. Elle guida mes pas et pris possession de mon bras. Il n’y avait qu’un seul homme que je souhaitais voir mort, et il n’y a qu’un seul homme que je tuai, avachi sur la croupe d’une femme qui ne se débattait même plus, dont l’enfant égorgé gisait à son flanc.

Qui fût-il pour revêtir la robe d’un tel magistrat ? Pour abattre sa hache comme on abat le marteau de la sentence ? Samoset ne se justifia pas, il ne fit pas part des innombrables anecdotes d’incitations à la haine et à la mort dont il avait été témoin, du plaisir jouissif qui transpirait en le voyant tuer, de ses performances de manipulation, de l’objectivisation de ses victimes. Tous les prétextes étaient bons pour déployer ses violentes impulsions, le cas échéant, il semblait comme tourner en rond dans sa cage, tel un chien enragé. Samoset craignait souvent, dans les périodes de douce quiétude, que Daneel finisse par s’en prendre à l’un des membres. Il l’envoyait chasser l’écorcheur autant qu’il le pouvait, mais jamais les trophées de ses chasses ne lui procuraient autant de satisfaction que le fratricide. Il y avait un mot pour ces gens-là, dont l’étude de cas galvanisait les chercheurs et psychologues de l’ancien temps. Mais malgré tout, il avait été membre de la Harde et là résidait la trahison de son leader. Alors Samoset ne mentionna pas l’once d’une piste du noir caractère du guerrier, car il ne souhaitait pas se justifier. Il avait tué un homme. Un homme qui ne lui avait pas encore fait irrémédiablement tort.

- Au lendemain matin, un matin clair et paisible qui jetait sa lumière sur la nuit sombre et furieuse, les prisonniers supplièrent de les épargner. Ils furent tous envoyés dans notre camps pour être soignés et nourris. Intégrés à nos activités et veillées, il ne souhaitèrent plus en repartir.
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07.05.22 19:04

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Un vampire, rongé par la culpabilité. Tommen eut un petit sourire las. Il imaginait très bien des crocs ténus grignoter son âme. C’était ironique, mais probablement mérité. Et s’il chérissait la société actuelle, c’était bien pour les coutumes civilisées qui lui épargnaient de mordre à même sa proie… Il venait de le faire et il se sentait particulièrement sale et humilié, par chance la personne qui avait assisté à cette crise ne risquait pas de lui faire des reproches. C’était déjà amplement suffisant… Il n’allait pas lui réclamer une histoire en retour, s’il ne souhaitait pas relever le gant.

Mais l’histoire vint tout de même. Et Tommen y reconnut une tendance ancienne. Justifier le sadisme par la nature animale prêtée aux futures victimes. Il jeta un coup d’oeil au petit amas de plumes pâles qui jetaient une ombre bleue et noire sur la neige ; il venait lui-même de se montrer assez brutal, mais cela n’avait rien à voir avec l’animalité de sa proie, et tout avec la sienne propre ; même dans cet état de nerfs écorchés, il restait assez lucide pour percevoir cette nuance. Il s’inclina pour cueillir quelques plumes au long des ailes brisées.

« Vous étiez face au même choix que moi, » remarqua-t-il après un temps de silence, de cet air distant qu’il conservait quand le grimoire de ses émotions ne s’ouvrait pas correctement. « A vos yeux, tous les hommes sont des frères, n’est-ce pas ? Devoir choisir entre deux frères et décider que la mort de l’un des deux est préférable, et l’exécuter soi-même… »

Il n’était pas sûr du ressenti qui accompagnait naturellement cette notion de fraternité, qui ne lui était pas connue, mais il pouvait sans doute se le représenter sous une forme abstraite. C’était en comparant avec ce choix qui avait été le sien, ce choix qui n’avait pas du tout eu la saveur d’un choix ou de quelque chose qu’il pouvait assumer comme sa propriété, qu’il en avait le plus clair aperçu. Ce n’était même plus un déchirement entre deux possessions relationnelles, c’était… une sorte de décapitation. La tête savait ce qu’elle avait à faire, et le cœur souhaitait être ailleurs, incapable d’affronter ce qu’il allait devoir traiter par la suite, ou le temps que cela prendrait.

« Du moins, considérant les besoins de vos contemporains, vous pouvez dire que votre décision était juste, rationnelle, et en faveur du moindre mal. Mais je conçois que cette apparence de confort intellectuel ne soit qu’un vernis. » Avouer ce genre de chose était presque aussi difficile que l’aveu de l’acte odieux qui avait causé cette humeur. Son front avait besoin d’un appui. Le bout de ses doigts disparut brièvement dans ses cheveux. « ...Qu’un voile, » reprit-il. Utilisait-on du vernis, dans ces camps ? Ce simple ornement de conservation semblait un luxe absurde, vu d’ici.

Eh bien, lui, il était damné. Irrémédiablement damné. Il aurait apprécié de ne pas retrouver son interlocuteur du moment de l’autre côté de ce plus sombre voile, dans le royaume des pleurs et des grincements de dents, si un tel endroit s’avérait exister. Machinalement, il classa dans l’une de ses mains les plumes tachées de sang, et dans l’autre, celles qui apparaissaient intactes. Il ne regardait plus l’homme à côté de lui. Pour l’heure il n’en éprouvait plus le besoin. Son langage corporel, observé en temps de repos et de tension, lui était suffisamment familier pour qu’il le reconstitue mentalement ; et il ne voyait pas la nécessité de le surveiller. Cette hache qu’il serrait dans ses mains, qui avait fait justice malgré la volonté de son porteur, ne constituait pas un danger.

Après avoir joué un temps avec son bouquet de plumes, il s’avança au bord de la falaise, et les jeta toutes ensemble, en un nuage que le vent emporta. En quelques instants, elles ne formèrent plus qu’une même nuée indiscernable. Le sang qui souillait la moitié d’entre elles s’était perdu dans la nuit. Il n’était déjà plus qu’un souvenir.

« J’aimerais pouvoir retirer ce sang de vos mains. Tout le sang de ce monde nous est dû, » déclara-t-il d’un air soudain princier. « Et notre pouvoir actuel fait de tous les crimes humains une responsabilité que nous sommes en droit de réclamer. Si nous avions conquis ces terres, si nous y avions imposé une loi bienveillante, un vampirisme parallèle comme celui de votre victime n’aurait jamais eu l’occasion de fleurir. C’est la seule utilité des grands prédateurs. »

Avec une grimace cynique, il se montra d’un geste rapide et son regard tomba au fond du gouffre ; il recula de quelques pas. Tout cela était trop proche. Le passé, le vide. Les tentations qui détruisent l’âme. Pour lui, il n’y aurait que la nuit. Il comprenait le choix du Sauvage, attendre le soleil devait être un certain réconfort, mais cette pensée même était une tentation sinistre, l’idée même d’un flot de lumière, de la chaleur du feu. Tigre il était et tigre il devait rester, éternelle ombre de marquages sinistres en mouvement parmi celle des arbres, assassin majeur qui limitait l’action des autres tailleurs de chair, régulateur à coups de crocs. Il ne changerait plus de visage. Le visage qu’il avait, cette nuit au bord du puits de folie où il avait fait son choix, était son masque pour de bon.

Peu importait qu’il écrase d’autres masques imaginaires sous son talon, qu’il soit seul représentant de sa lignée où qu’il descende d’une autre, ou qu’il en engendre d’autres… rien n’y changerait rien. Il l’acceptait. Il était bien tard dans sa vie pour cela, mais c’était l’issue inévitable. Aucune étoile ne semblait surprise. Il était l’un de ces monstres que les héros transpercent de leur épée. Il l’avait toujours été.

Non pas l’un des chiens mais l’un de ces fauves esseulés qui les dévorent, quand ils s’éloignent trop du feu de camp. Et cette idée froide et exacte comme une série de chiffre, une somme des années de sa vie, le fit sourire. Il acceptait tout ce qui l’accompagnait : il avait voulu les tuer, de toute son âme, ces chiens, leurs maîtres, sans distinction, et il avait eu envie de tuer chaque jour de sa vie après cela. Ce n’était pas parce qu’il s’en était abstenu que cela effaçait le sentiment. Et ce qui l’avait tant horrifié, quand sa mère l’avait forcé à boire, avait été la sensation d’assouvissement qu’il avait alors connue. A présent, il s’était avoué qu’il souhaitait sa mort, à elle aussi ; et il serait libre, il n’y aurait plus que spectres. Plus que des nuages de neige, certains sanglants, d’autres purs, tous merveilleusement abstraits, scintillants un instant dans les ténèbres, avant de retomber. Les volutes éphémères de la tempête qui balayait la nuit.
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24.06.22 13:33

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S’agissait-il d’un choix de même nature ? Certainement, admit le nomade d’un hochement de tête : dans son caractère impulsif, échappant à la raison même. Un coup de sang qui n’avait pas semblé être mené de son propre chef, mais par un marionnettiste niché quelque part dans son subconscient. Aussi, quand Wieland parlait de justice, une entrave contrariait la tranquillité de son esprit. Un clivage intenable l’orientait le plus souvent vers le choix du moindre mal, comme le proposait le dhampir son nouvel ami, mais une interprétation bien moins légitime le tiraillait de temps à autre, revenant à la charge avec la violence du remord. Daneel avait seulement commit le crime de penser différemment de lui. Il n’avait pas eu à cœur de protéger la longévité du clan, ni de celle de son espèce, encore moins de celle d’autrui. Samoset avait empêché Daneel de gangréner le clan, de le mettre dans des situations qu’il considérait néfastes à sa survie, trop éloignées de sa déontologie. L’un et l’autre s’empêchaient de mener à bien leurs objectifs. Une alternative plus respectueuse aurait été de proposer de scinder le groupe selon la volonté des membres, ce dont, même aujourd’hui, Samoset doutait que Daneel y consentît. Mais à présent que l’histoire avait été écrite, il n’y avait plus que des suppositions à émettre. Il n'y avait plus qu’à vivre et composer avec. En supprimant sa vie, Samoset avait arbitrairement revêtit l’habit de la raison et de la justice, se l’accaparant sans autre vote que le sien. Une confidence, lâchée comme un suffrage rétrograde à Wieland, adoucissait ses tourments. Une faiblesse qu’il s’accordait, dont il était conscient et qui relativisait son soulagement.

Samoset médita intérieurement, tout comme son acolyte semblait le faire, penché sur le petit corps sombre du lagopède, manipulant dans ses mains blanches les plumes grises et les classant machinalement par ordre de pureté. Cette vision le rappela à des figurations anciennes, découvrant un jour, alors que la Harde cheminait au travers d’une ville abandonnée, une bibliothèque ou s’éparpillaient encore quelques livres d’histoire. C’étaient celles de Maât, symbole d’équilibre et de justice, d’ordre universel et de vérité. S’adonnait-il à la pesée de leurs âmes, songea Samoset en souriant paisiblement, bercé par la vision, suivant le vol des plumes soudainement jetées au vent et dont les éclats sanglants miroitaient la lune selon l’angle qu’elles prenaient. Alors, il écouta avec stupéfaction la tirade du dhampir. L’intervention de Wieland semblait comme dire que les dhampirs, de par leur puissance, avaient responsabilité sur toutes les vies et sur toutes les morts sur un territoire nommé Terre, et qui serait le leur. Samoset en fut surpris, découvrant plus de significations qu’il ne le pensait entre les dires du dhampir et la vision divine qu’il avait eue plus tôt. Mais il n’était pas de ceux à réagir trop promptement, et puis, ce refrain lui était curieusement familier. Alors que Wieland s’écartait du gouffre, il s’aperçut que ces mots avaient peu ou prou été les siens, et la réponse de Wieland des plus sages. Il conspuait s’adonner au moralisme, quand bien même ses appuis moraux confondaient parfois les membres du clan, lui adressant leurs problématiques en entendant bien qu’il les résolve par la morale. À cela, il s’évertuait à répondre en questions ouvertes, donnant l’opportunité à ses interlocuteurs de pouvoir trancher par eux-mêmes. Face au dhampir Wieland, il prit toutes les précautions, reconnaissant qu’il avait à cœur d’attirer sa sympathie. Le sauvage estimait cette rencontre chanceuse, espérait qu’elle ne serait pas la dernière, et si toutefois elle l’était, il en chérirait le souvenir.

- Je vous suis simplement reconnaissant de m’avoir écouté, je ne vous tiens pas, ni vous ni quiconque d’autre que moi pour responsable, commença-t-il, ce serait imputer aux dhampirs bien des maux dont ils n’ont je crois pas d’implication.

Samoset s’assit sur une roche laissée nue, dont la neige avait probablement fondu au soleil au jour précédant, gardant la chaleur en son cœur, et prit le temps nécessaire d’ordonner ses idées. Le sauvage s’interrogeait sur le caractère souverain que revêtaient les paroles du dhampir son ami, mais décelait à la fois les aspirations à un monde plus juste. Il devinait les dangers du pouvoir absolu, s’était intéressé aux dérives anthropocentrées du passé, sacrifiant sur l’autel du progrès bien des vies en apparence insignifiantes. Il se souvint des récits qui racontaient une société qui s’était extraite de la nature, la considérant comme une boite à outils dont les stocks pouvaient bien s’épuiser, s’érigeant au-dessus des espèces, opposant le don de l’intelligence à toutes autres formes du vivant. Il en avait appris que l’intelligence et les capacités physiques versatiles de l’homme en faisaient un candidat idéal à l’autolâtrie et à l’arrogance. Mais après tout, Daneel serait-il devenu Daneel sous l’égide dhampir ? Ses pathologies avaient-elles été innées ou influencées par son environnement, par la rudesse et l’injustice inhérentes à la vie sauvage, qui saisissaient les esprits en déroute, les estomacs criant famine, et les cœurs amputés d’être chers brutalement disparus ? Et si le destin de Daneel avait été inéluctable peu importe ses versions, ses sombres instincts auraient-il été plus efficacement matés sous un ordre immortel ? La puissance conférait-elle aux immortels une plus haute légitimité à l’exercice du pouvoir ? N’étaient-ils pas eux aussi, soumis aux aléas abusifs de l’hubris ?

- Ce que vous dîtes est bien possible mon ami, dit alors le sauvage. Le prédateur ultime est-il le gardien des espèces qu’il domine ? À vivre intégré à la nature, tributaires des saisons, des dangers et des générosités qu’elle réserve, il nous apparait que le prédateur joue un rôle prépondérant dans le maintien d’un cycle équilibré, intriqué de toiles interconnectées. Et l’évolution tend à parfaire cet équilibre. Sans prédateur, les espèces qui en dépendent prolifèrent, impactant la chaine alimentaire, souvent au détriment de toutes les espèces. Nous autres hommes avons-nous été le super-prédateur auquel il manquait son contraire pour réguler sa folle conquête du monde ? N’êtes-vous pas apparu à nous, humains, lorsque nous menacions de tout détruire ? Je me demande à quand remonte votre création. Dans nos peuples nomades, certains de nous vivent la nuit pour protéger le sommeil des uns, d’autres restent diurnes et subviennent aux besoins des autres. Nous nous protégeons mutuellement dans nos moments les plus vulnérables. Est-il possible que nous ayons été les deux faces d’un même visage ?

Comme il donnerait cher pour apprendre de cette histoire, remontait-elle loin dans le temps comme il l'espérait, à la croisée d'un homos sapiens ?, donnant crédit à l'hypothèse d'une cohabitation parallèle entre leurs deux espèces, non perpendiculaire. Bien sûr, il n’était pas entièrement de l’avis de laisser tous pouvoirs au prédateur ultime, mais concevait que cela puisse conduire aux mêmes chemins. Samoset était plus partisan d’appliquer des principes moraux que des lois implacables. Tu ne tueras point, les hommes naissent libres et égaux en droits, la liberté de l’un se termine là où commence celle des autres... Mais encore, il n’était pas un chef conventionnel, n’usait pas d’une autorité unilatérale, affligé qu’il était d’un altruisme incurable.

- Vous disiez plus tôt, que c’était une bonne chose que la condition humaine échappe à nos efforts. Souffrirait-on tous deux de croire des responsabilités qui nous dépassent nous incomber ? Et ne serait-ce pas encore une bonne chose que de le croire ? Peut-être que nos existences gagneraient à laisser le choix à chacun la liberté d’expérimenter. Ne serait-ce pas à partir du moment où l’un prend le parti d’empêcher les autres d’essayer que les guerres menacent ? N’est-ce pas dans la mythologie chrétienne, que Cain le sédentaire, tue son frère Abel, le nomade ? Dès lors, Caïn, se met à construire des villes pour se protéger de la nature devenue hostile depuis le meurtre de son frère. L’homme doit avoir un instinct de préservation puissant pour savoir aussi bien se détruire sans reconnaître un pair lorsqu’il en voit un, déplora le sauvage.

Il ne faisait pas de distinction entre leurs deux espèces, considérant les dhampirs également comme des frères, si tant est qu’ils en fassent de même.
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25.06.22 0:26

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"Je n'ai jamais été croyant," reconnut Tommen. "Je ne suis pas plus capable de disserter d'Abel et de Caïn que des mythes d'Osiris, du Lapin sur la Lune ou du Temps du Rêve. J'en ai une connaissance théorique et certainement pas suffisante, ou personnelle, pour m'en réclamer."

Il comprenait ce qui lui était proposé, mais froidement, comme il aurait compris un conte qui lui aurait été exposé pour la première fois, d'un point de vue d'adulte peu impressionné. Les personnages pouvaient avoir leur avantage, considérés sous un angle psychanalytique, certes, mais il ne les ressentait pas comme des ancêtres dont il se serait réclamé. Le vampirisme était un handicap dans son esprit, une maladie qui ne guérirait jamais, qui accordait des perspectives à part et les pouvoirs correspondants, comme toute maladie, et en effet une telle mise à part pouvait faire de certains individus le fer de lance d'une espèce ; il était tout à fait prêt à l'envisager sous cet angle.

Les vampires appartenaient à l'humanité même s'ils avaient été déchus de ce titre, comme les anges déchus restent des anges d'une certaine manière... probablement ? Non, décidément, la théologie ne serait jamais son fort. Il avait une difficulté immédiate à traiter des abstractions arbitraires comme des personnes connues. Il savait trop bien que son camarade et lui en avaient forcément des versions trop différentes pour que ce soit une bonne base de communication. Mais à quelle culture commune auraient-ils pu se référer de toute façon ?

"Mon père m'a sans doute raconté les mythes de nos ancêtres mais je ne me souviens de rien. Je crois en ce que la paléontologie... la science, a démontré. Pendant de longs siècles, les loups et les chiens sauvages  se partageaient les nuits et les jours. Puis nous avons rejoint leur nombre, et nous avons tenté sur nos deux jambes d'avoir un pied dans l'ombre et un pied dans la lumière. Nous leur ressemblions par nos chasses et nos clans, et nous chassions ensemble, eux et nous. Les territoires n'étaient pas conquis mais partagés. Nous étions si peu nombreux que la survie passait par une solidarité sacrée."

Il parlait de temps immémoriaux, mais ces temps s'étaient peut-être poursuivis jusqu'à eux. Il aurait aimé le savoir. Les distances semblaient immenses soudain, poignantes, parce qu'il avait évoqué son père et que son corps était presque visible sur le sol entre eux, avec ce pauvre oiseau brisé. Le sang était toujours le sang, et toujours cette pression dans sa gorge, ce bloc de granit qui pesait sur son coeur, une mort dont il ne se consolerait jamais, car elle était survenue avant qu'il puisse comprendre ce qu'était la mort. Là était sa culture, dans ce manque, dans ce vide, dans ce gouffre. Et il était heureux de ne pas partager cela. Pourtant dans un sens il le partageait : le sauvage portait en lui un mort, lui aussi, pour l'éternité qui serait la sienne.

"En Sibérie, dont je viens, cette coutume n'a jamais pris fin. C'est l'un des piliers du nomadisme. On ne quitte pas un abri sans y cacher une poignée de riz et de quoi démarrer un feu, pour le prochain qui passera : si une vie peut être sauvée, il faut qu'elle le soit. Du moins... Aux dernières nouvelles."

Il s'assit aux côtés du mortel sur la pierre, posa ses talons sur le rebord et ramena ses genoux contre lui, recroquevillé à la façon d'une gargouille au bord d'un toit, ou de quelque gamin sans but roulé en boule sur un banc pour échapper à la pluie. Des visions d'un autre univers. Il aurait peut-être été capable de diriger la création d'une cathédrale, aujourd'hui encore ; il aurait aimé pouvoir se poser la question. Le fait qu'il ne soit pas croyant ne lui paraissait pas être un obstacle.

"Bref, un jour, nous avons bâti des cités et dit aux loups et aux chiens : désormais, la viande est notre bien, vous devrez nous la mendier ou travailler pour la gagner, ou vous serez des voleurs. La plupart des chiens ont choisi la première solution, les loups ont choisi de retourner à la nuit."


La tête du vampire s'inclina sur le côté, toucha brièvement celle de son interlocuteur et s'écarta. Chiens et loups et chasseurs tapis entre les arbres se ressemblaient étroitement à cette heure tardive de la nuit, et le clair-obscur remplaçait les gouffres par des liens.

"Et il est possible qu'alors, quelques-uns d'entre nous soient allés avec eux. Je comprends les bâtisseurs de cité, et je comprends aussi les loups... Sans doute les deux voies sont-elles nécessaires. Sans doute s'entrecroisent-elles indéfiniment, avec d'autres aussi que nous ne percevons peut-être pas, pour former une sorte de natte, vous voyez ? Et de temps en temps deux brins un peu trop serrés écrasent les individus qui se trouvaient aux marges, et c'est très triste, - mon père a été dévoré par les chiens, voilà pourquoi il ne m'a rien enseigné - je n'ai vraiment aucun souvenir à partager dans ce domaine-là."

Sa main dessin dans le vide un signe tranchant ; sujet clos. Il n'avait pas voulu le taire mais il n'avait aucune intention de s'y attarder non plus. Certains terrains rocailleux doivent être traversés, mais il ne faut pas y passer plus de temps que nécessaire.

"Tout ça n'est pas très éclairant, d'un point de vue moral, j'en suis navré. Et quant à l'intérêt de la science dans ce monde en ruines... Je garde quelques charmantes reliques des temps passé dans ma collection, disons que c'est l'une d'entre elles. Aussi charmante qu'un mythe, n'est-ce pas ? Et agrémentée d'un confortable réseau de preuves."
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14.07.22 21:42

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« Magnanime Tydide, pourquoi t’informes-tu de ma race ? Telle est la race des feuilles, telle est aussi la race des hommes. Pour les feuilles, les unes sont par le vent répandues sur la terre; mais la forêt verdoyante en fait pousser d’autres quand revient la saison du printemps. De même pour les hommes : une génération pousse, tandis que l’autre cesse. »
Homère, L’Iliade

- Je ne le suis pas non plus. Ces figures divines sont, pour moi, les créations à l’appel spirituel de l’humanité. Ça ou bien un moyen d’expliquer ce qui n’est pas explicable, ajouta Samoset en émettant un petit rire. Mais les images de ces textes me plaisent et me parlent, elles disent ce que l’homme a tenté d’atteindre et d’inventer à un moment donné de l’Histoire, parfois avec maladresse, parfois en faisant preuve d’une grande beauté et d’humanité.

Samoset n’érigeait pas l’étude des quelques textes qu’il avait pu lire comme une science, mais plutôt comme un moyen d’amender un terreau fertile, nourrissant l’arbre de son imagination, afin qu’il puisse puiser dans sa sève pour l’aider à mieux comprendre cette humanité. Au sein du clan, ils ne pouvaient pas transporter de bibliothèque. Ils concervaient les livres les plus appréciés, se les échangeaient. Ils étaient si abîmés et cornés que certains feuillets venaient parfois à manquer, entrecoupant les histoires d’ellipses involontaires et qu’il fallait combler d’imagination. Samoset jugeait qu’en matière de culture, il ne connaissait rien en vérité, ou si peu, et il se présentait avec son savoir humblement devant quiconque. Il n’était pas religieux, comptait bien plus sur l’homme et sur sa personne pour agir en bien, et n’avait de foi qu’en le vivre ensemble, en harmonie avec et dans son environnement. Cependant, à l’instar du croyant, sa conviction se renforçait à l’aune de preuves, et son appel au témoignage historique d’un vivre ensemble fantasmé fut entendu. Wieland amorça le récit de son humanité en Sibérie, celui des nomades et des bâtisseurs, des chiens devenus sédentaires et des loups demeurés sauvages. Et une fois de plus, Samoset se vit transporté dans le monde de ses mots.

Il ne dit rien, ne souhaitant l’interrompre, au risque de perdre ces perles du temps arrachées à son cou et qui lui étaient accordées. Il ne dit rien, même quand le dhampir transpira quelques gouttes de nostalgie ou d’effroi du temps qui passe et se dérobe. Il ne dit rien, pas même lorsque Wieland s’assit à ses côtés, dans une position quasi fœtale, enfantine, attendrissante, comme l’on trouve amusant et touchant le vieux birbe chapardant en secret quelques sucreries cachées sur l’étagère. Il sourit, sa commissure droite s’élevant en point d’interrogation, quand il perçut l’aura glacée du dhampir contre sa tempe, tentant de décrypter au fur et à mesure des comportements qui lui étaient encore imprévisibles. Le geste augurait de la suite, Wieland parlait de chemins qui se séparent, quand son attitude figurait du contraire.

- Vous comprenez les bâtisseurs car vous en êtes devenu un, vous comprenez les loups car vous êtes né loup. Vous êtes un conteur Wieland, vous l’ignorez peut-être. Dans vos mots la science parait être un conte.

Alors Samoset glissa sa main dans l’une de ses poches, elles étaient invisibles sous les couches épaisses et le cuir dense des peaux, il semblait comme fouiller loin dans sa carne, et produisit enfin un petit objet métallique, rectangulaire, qu’il garda dans sa main, semblant vouloir le laisser là sans l’utiliser, tendant un bras détendu pour faire reposer son coude sur son genou.

- Je ne connais rien du monde que ce continent, peu de ce qu’il fut, hormis les grandes lignes de l’Histoire et les ruines de ces villes et villages qui jalonnent nos voyages. Mais dorénavant, lorsque nous quitterons un abri, nous y laisserons du bois et des vivres. Ainsi, un peu de Sibérie sera perpétuée ici. Peut-être croiserez-vous le chemin de l’une de nos huttes quand vous déciderez comme ce soir, de faire sortir le loup hors du bâtisseur, et alors ce serait un peu comme chez vous.

Enfin il amena à sa bouche l’objet métallique, l’entourant de ses deux mains aux mitaines feutrées pour offrir une cage de résonnance. Et parce qu’il en avait envie, peut-être aussi pour le triste sort de la musique face à la lune rousse jalouse, il entama un air d’harmonica, sous l’œil impuissant de l’astre, qui ne ferait cette-fois pas taire le barde.


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15.07.22 18:42

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La perspective d'avoir fait passer une partie infime de sa tradition passée, qu'il n'avait pas eu l'occasion de vivre réellement mais dont il avait une connaissance théorique, donna le sourire à la créature de la nuit. Ses yeux s'éclairèrent et ses paumes se joignirent dans un remerciement symbolique.

"Je n'y entrerai pas, sauf invitation" - le vieux mythe du vampire trop courtois que l'on peut tenir hors de chez soi en lui montrant visage de porte close, cela l'avait toujours amusé ; sur lui, ça aurait pu marcher, mais il valait mieux ne pas l'ébruiter... - "mais ce sera une joie de voir de telles huttes sur ma route."

Le son criard émis par l'instrument le surprit quelques instants, puis il s'y accoutuma pour en extraire une mélodie. Quitte à surmonter les fossés de civilisation, ce langage en valait bien d'autres. Il ne connaissait pas l'air - si, il le connaissait, mais il avait oublié - ce n'était pas si différent, c'était la même chose au fond, tous les contes étaient le même conte, et tous les airs qui les illustraient étaient nés de la même intention.

Il cessa de songer qu'il avait vécu de tels concerts privés au coin d'un feu, plus modestes que les concerts qu'il aurait pu admirer en ville, mais hautement plus personnels, et qu'il les avait perdus dans le sablier du temps. Il cessa de songer qu'il en aurait vécus, et s'en serait rappelé toute sa vie, si sa vie avait eu la durée réglementaire d'une vie humaine, et que la sienne était devenue trop longue. Il songea seulement qu'il était en train de le vivre, puis il ne songea plus.

Ce sont les bâtisseurs qui songent et qui se tourmentent, les loups n'en ont pas besoin. Quant à ceux qui oscillent entre ces deux natures, sans doute le choix leur appartient-il.

Il ne manquait que le feu de camp à tout cela. Malgré une appréhension naturelle, Tommen avait appris à composer avec la nature ambiante pour démarrer ce genre de petite festivité, c'était le prix de son indépendance. Et puisque la musique prenait déjà le risque d'attirer à eux les prédateurs à quatre, deux ou trois pattes... Un ruban de fumée dans la lueur de la lune ne serait pas un ajout trop imprudent. D'ailleurs, la peur d'être tué semblait étrangère au musicien.

Le feu prit donc. Les fragments de l'animal, qui n'aurait doublement pas été tué pour rien, s'y colorèrent d'un or luisant et craquelé. Si son nouvel ami n'avait pas faim, alors quelqu'un à son campement y trouverait de l'intérêt. Et il n'avait pas souvent l'occasion de rendre la pareille à ceux qui, bon gré mal gré, le nourrissaient.

La tradition n'était pas perdue, une petite monnaie semée dans les forêts de sa mémoire, sur laquelle il n'avait plus aucune chance de tomber, même en consacrant ses nuits entières à l'errance : la tradition était dans l'action. Les intuitions mises bout à bout par l'obstination d'une boussole morale intacte. Enfin, pouvait-on parler de moralité, c'était une autre question ; mais il sentait que le vampirisme avait restauré, non annihilé sa part instinctive, celle qu'il tenait du fond des âges humains.

"La couleur du ciel a changé," remarqua-t-il simplement, en levant les yeux vers les arbres.

Ce qui revenait au même que de déclarer : J'ai une longue route devant moi.

Ce n'était pas une teinte de bleu, et elle ne viendrait pas avant longtemps ; il y avait d'abord un grisonnement, puis quelque chose de presque rosé dans ce gris, et alors il était grand temps de disparaître aux regards de l'astre, qui n'allait pas tarder à envahir tout cela de son or habituel. Et ensuite seulement viendrait le bleu, mais il ne fallait plus y songer.

Certaines choses étaient perdues à jamais, et même le mouvement cyclique de la nature ne les ramènerait pas, sous la même forme en tout cas. Tommen avait décidé en son temps que le mieux à faire était de ne pas s'attacher à la forme ; il avait collectionné quelques pierres magnifiques qui avaient suppléé à son goût pour les surfaces translucides ; mais tout de même, le ciel bleu, les eaux bleues surtout, cela lui manquait. Enfant des terres continentales, il s'était senti renaître à une nouvelle réalité lorsqu'il avait découvert cette magie-là. S'il avait vécu en bord de mer, il lui aurait été autrement plus difficile de rester en vie aussi longtemps. Ce tombeau de pierre et de glaces était sa sauvegarde, et il se devrait d'y rester fidèle.

"Merci," dit-il en se levant. "Je regagnerai ma demeure l'esprit plus clair que je ne l'ai quittée."
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