Le vent hurlait depuis des jours déjà et charriait sable et poussière dans des tourbillons fous de fines particules de sable, giflant les joues comme une myriade de cendres brulantes. Il n’était pas judicieux de sortir lors des tempêtes de sable. Les tôles de l’ancienne usine crissaient et supportaient leur fardeau doré en menaçant jour et nuit ses habitants de s’effondrer. Sur la place au centre de l’usine, Mama Helda plissa le nez comme si elle avait pu détecter une odeur à la force des infrastructures et soutenait ses hanches en y plaquant ses mains aux doigts épais en acquiesçant « ça tiendra, pas demain la veille qu’on bougera d’ici. Ça passera demain. », et le peuple Hawaki se rassurait des paroles sages de la vieille. Shae n’écoutait qu’à moitié, davantage intéressée par les prestidigitations auxquelles la matriarche s’adonnait pour renfermer en son pouvoir la confiance des autres. L’enfant teigneuse se surprenait de la facilité avec laquelle sa mère adoptive y parvenait, car il ne demandait à Mama Helda qu’une ferme conviction agrémentée d’un peu de cette sagesse magique qui appartenait aux aînés, comme lorsqu’ils sentaient venir la pluie ou la tempête rien qu’en consultant leurs os. Lassée, la tzigane quitta le conseil et se traina, invisible aux autres, jusqu’à sa couche, ramollie par la chaleur. Elle s’y assoupit peu à peu, entre rêves étranges et conscience. Elle s’extirpa de l’écheveau de ses songes en conservant en tête ces images de villes d’antan, de ces cités vivantes que détenaient aujourd’hui les morts, et s’assit lentement. La fournaise rendait le moindre geste difficile. La sueur perlait sur son front, goutait le long de son échine. Bien que les rafales continuaient de faire sonner leurs clochettes de métal stridulentes, il n’y avait pas un bruit humain sous la coupole : tout le monde économisait ses forces en somnolant dans sa couchette, ne se déplaçant que pour puiser quelques gorgées d’eau au puit central. Shae s’ennuyait, et les images de ses rêves la laissent encore plus lasse du village. Elle saisit son châle en bout de lit et se décida enfin. Cela faisait plusieurs jours qu’elle l’envisageait. Évitant la vigilance des sentinelles placées à l’entrée, elle contourna la tente de Mama Helda où elle l’entendit ronfler doucement, pour monter un escalier en colimaçon chancelant aux marches de fer tressé. Dans le bureau de la matriarche à l’étage, où se déroulait de secrets conciliabules sur l’avenir de la cité, et auxquels Shae et son frère participaient en cachette, il y avait une tôle plaquée contre le mur jusqu’au coin, et qui recouvrait un trou béant dans le mur. Shae la fit doucement coulisser et jeta un œil à l’extérieur. La tempête battait son plein et semblait ne jamais vouloir s’arrêter, Mama Helda se trompait peut-être : tout finirait englouti dans l’estomac à particules du désert. Elle s’emmitoufla dans son châle et recouvrit ses yeux de ses lunettes d’aviateur, puis s’engouffra dans le trou. Elle s’agrippa fermement à la corniche et reposa ses souliers sur le rebord, pour atteindre l’ancienne tuyauterie qu’elle enjamba, puis l’escalier de service à sa suite. La visibilité s’arrêtait à dix mètres tout au plus, mais elle marcha vers l’Ouest sans hésiter. La progression était lente et difficile, mais elle n’avait pas besoin de voir pour suivre sa direction, et trouva au bout d’une vingtaine de minutes l’arbre penché et décharné qui lui indiqua qu’elle était bien sur la bonne voie. Se courbant pour se protéger davantage du vent et du sable, elle parvint au bout de trois heures de marche à destination : les immenses et labyrinteux canyons bordant le fleuve San Juan et ses nombreuses ramifications. Abritée par les gorges des canyons, elle put ôter son châle et reposer sur son front les lunettes empoussiérées. Elle respira à plein poumons, saisie d’une force nouvelle, puis poursuivit sa route jusqu’à l’embranchement le plus proche de la rivière San Juan. L’eau lui parut tout à fait bonne et réconfortante et elle s’y baigna longuement. Comme le jour déclinait, elle quitta la fraîcheur du lit paisible, ramassa ses affaires pour marcher encore plus loin dans les tranchées sinueuses, jusqu’à une grotte creusée un peu en hauteur et dont il fallait escalader les roches lisses pour y parvenir. Helda la réprimanderait sévèrement pour son escapade, mais elle rapporterait quelques bombonnes d’eau au village pour éteindre son ire. Elle plia son châle en deux pour s’en faire un matelas et une couverture, et comme la grotte était fraiche et les roches gentiment polies, elle s’endormit doucement. Des bruits familiers et une odeur de nourriture la tirèrent de son sommeil en pleine nuit. Une noire silhouette se détacha du canevas étoilé nocturne à l’entrée de la grotte, mais elle ne prit pas peur. La silhouette s’approcha tout prêt d’elle et glissa une main téméraire sous la fine couverture, et la belle ne fit aucune résistance. Elle accueillit les caresses dans une torpeur douce, s’ouvrant un peu plus à l’étranger pour faciliter ses mouvements. Les lèvres du visiteur vinrent saluer les siennes, entrouvertes, et éveillèrent un irrésistible désir qui prit naissance entre ses reins.
Tendrement assoupis ensemble après l'amour et après s’être restaurés de fruits et de viande séchée, ils laissèrent les cris animaux crépusculaires chanter leurs louanges. Boro était un peu vieux pour elle, mais c’est de lui qu’elle préférait les caresses. Il avait le charme de l’inconnu et l’attrait du danger. Les garçons du village nourrissaient bien trop d’espoir après l’amour, entendant bien de l’enfermer en leur sein pour toujours. Boro n’était pas comme eux. Le marchand itinérant ne s’embarrassait pas de sentiment, ni d’ailleurs de beaucoup de paroles, n’avait pour propriété que sa liberté et respectait de fait pareillement la sienne.
- Tu ne peux plus revenir ici, Ata. C’est la dernière fois. Dis aux tiens de fuir la rivière.
- Elle n’appartient à personne cette rivière, pas même à toi, opposa Shae.
- Tu ne comprends pas… Ils sont descendus jusqu’ici.
- Tu les as bien évités. Nous aussi savons être discrets.
- ¡ Burro de carga ! Ah oui ? Comme la première nuit où je suis tombé sur toi ? Tu dormais étendue sur la berge.
- Je ne dormais pas : c’était un piège que je te tendais, j’avais senti ta présence tout le jour.
- Je ne plaisante pas, tu sais, ma liberté est sous contrat.
- Comment ça ?
- Que crois-tu ? Que le marchandage de mes chasses les intéresse ?
- Alors tu marchande des esclaves avec les rafleurs maintenant. Tu me vendrais, moi ?