journal de bord
Dobczyce, 1574
Un regard au dehors lui permet de voir la silhouette de Kazimierz, trop occupé à couper du bois pour s’inquiéter des agissements de sa femme à l’intérieur de leur petite maison de pierres. Alors, sa main tremblante porte le verre à sa bouche, elle boit le mélange qu’elle a préparé, d’une traite. Amer au possible, elle grimace de dégoût, et pose une main sur son ventre. Voilà deux fois que la lune, pleine, s’est levée, et que son sang n’a pas coulé. Elle s’essuie la bouche avec le tissu de ses jupes, ferme les yeux. Ses manches relevées sur ses avant-bras ne cachent plus les bleus, variant du noir au violet. Depuis quand supporte-t-elle cela ? Elle soupire : elle ne sait pas exactement comment se passera la suite. Elle sait simplement que cela réglera un premier problème. Caressant encore une fois son bas-ventre, une larme s’échappe du coin de ses yeux : en ne laissant aucune chance à sa progéniture, elle se persuade de la protéger. (…)
Les jours passent avant que Kazimierz, immense, bâti comme un ours, ne fasse claquer la porte en bois, hurlant le prénom de Wanda dans leur petite maison de pierres. Assise sur le bord du lit, les mains tremblantes, tétanisée, elle n’arrive pas à se lever. Elle entend ses pas, lourds, frappant le sol avec colère, elle sait déjà ce qu’elle va lire dans son regard : la haine qu’il éprouve à son égard. Il se dresse de toute sa hauteur devant elle. «
W wiosce mówią, że wyrwałeś mojego syna z brzucha.»* Elle ne répond pas, ce n’est pas une question qu’il lui pose. Il est déjà sûr de cette vérité. Sans doute certains l'ont-ils aperçue se rendant dans la forêt, dans les prairies autour, cueillant les plantes dont elle avait besoin. Elle secoue doucement la tête, à peine. La main, immense, saisit son chignon de sorte à lui faire relever le visage. Elle ne voit même plus ses lèvres tant elles s’écrasent, l’une sur l’autre ne laissant apparaître qu’un trait fin ; les veines sortent de son cou, sa respiration est bruyante. Ses yeux bleus qui, par le passé, la couvaient d'amour sont à présent injectés de sang. Il bouillonne de rage. «
Wiedźma.»** crache-t-il alors que sa poigne se fait plus forte. Il lève le bras, ne lâchant pas son emprise, la forçant à se relever, se tenir droite en face de lui. Wanda reste stoïque, silencieuse, cela fait longtemps qu'elle ne le supplie plus de la lâcher lorsqu’il est décidé à la punir.
Soudain, il laisse exploser sa colère, sa main descend sur sa nuque, serre, la force à ployer, avant que ses doigts ne glissent à nouveau dans ses cheveux, tirant si fort qu’il en arrache par poignées, la traînant à sa suite. Le soleil est sur le point de se coucher lorsqu’il l'emporte à l’arrière de leur petite maison, face à l’orée des bois. La main, le poing, s’abattent inlassablement sur son corps, son visage. Dans la terre battue, au milieu de quelques bottes de foin, il arrache ses jupons alors qu’elle essaie de fuir, rampant presque dans un fol espoir, à la recherche d’un abri qui n’existe pas. Il la viole, lui écrasant la tête dans le sol, essayant de l’étouffer dans la poussière lorsqu’elle ne supporte plus cette violence, criant pour une aide qui ne viendra pas. Kazimierz veut la faire taire pour toujours, la réduire à néant, elle l’a bien compris ; pourtant elle lutte pour une survie qu’elle ne devrait plus espérer. Le combat est perdu d’avance.
Inerte, le visage tuméfiée, la lèvre et les arcades explosées, les jupes déchirées et relevées sur des cuisses où ruisselle son sang, elle le discerne à peine dans l’obscurité. Une lumière attire son regard qui baigne dans l’hémoglobine qu’il a fait couler. Il n’y a que cette brûlure cuisante, alors qu’il appuie sur la peau de son ventre un fer rouge, qui lui arrache un dernier hurlement. Le corps ne supporte plus et Wanda s’évanouie dans la clairière, où l'herbe est humidifiée par la rosée du soir.
Un temps plus tard, elle se réveille, incapable de bouger, elle n'est que douleurs ; il n’y a plus que l’esprit qui s'amuser à retracer cette triste histoire. Des larmes s’écoulent lentement de ses beaux yeux noirs, alors qu’elle se sent mourir. N’est-ce pas tout ce qu’elle mérite, finalement ? Imaginant sa fin proche, elle essaie d’emporter avec elle les meilleurs souvenirs qu’elle possède, comme pour laver les dernières atrocités subies au crépuscule. Silencieusement, elle demande pardon à ces enfants qu'elle n'aura jamais connus. La Polonaise ferme les yeux, replongeant dans un passé qui n’est pas si éloigné, attendant que la mort vienne enfin la cueillir…
Puis, des mots, murmurés dans une langue qu’elle ne comprend pas, éveillent ses sens ; la voix est douce et ne l’inquiète pas alors qu’elle se trouve dans un état second. Il fait nuit noire, elle n’a plus la force d’essayer de prononcer le moindre mot. C’est une main glaciale qui se pose sur son visage ensanglanté, dans son cou, caresse ses cheveux. Elle ouvre alors les yeux, et dans la pénombre, discerne une silhouette qui plonge lentement sur elle, décidée à lui offrir le baiser de l’immortalité.
* Au village, ils disent que tu as arraché mon fils de ton ventre.
** Sorcière. 
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