.Neptune. || Swansea

Les pas lourds et fatigués s'avançaient dans la poussière. Soudain, ils s'arrêtèrent. Une dalle fendue semblait indiquer à cet endroit un ancien tombeau mangé par les ronces, ses inscriptions émoussées. Vilnius Boisselier, dit Le Loup, prestidigitateur vaudou entraîné dans de nordiques aventures par un camarade d'errance à l'époque où les vampires ne régnaient pas sur le monde, avait été réduit en cendres des centaines d'années plus tôt, à cet endroit même. Tommen n'était pas du genre à dire une prière sur la tombe de quelqu'un, mais il s'arrêta.

La Bordure bruissait d'une vie sourde et sinistre partout autour de lui, parmi les ruines grises et froides. Ici était né le Temple de Hudson-Bay que tous connaissaient aujourd'hui comme le responsable des finances de la cité ; non seulement son visage était né, cette face déchiquetée par les griffes des Enragés qu'il cachait sous un masque d'os et qui terrifiait les passants dans la rue ; surtout, ce jour avait ancré un caractère à la fois furieux et patient, acharné et implacable comme les mâchoires d'un piège à ours. Et Tommen se demandait où avait été forgé son propre caractère. Dans son cas, ce n'était pas si simple.

Il avait erré un temps dans les galeries sous Mount Woe et s'était nourri de sa vie rare et farouche, et avait bien failli en devenir le monstre légendaire pour de bon ; mais enfin, il était de retour, et il ne se sentait pas, comme autrefois, à demi composé de ces ressources minérales avec lesquelles il se sentait un étrange cousinage ; il lui semblait avoir renoué avec une partie très ancienne de son être, dont il ignorait encore les contours exacts. Alors, peut-être qu'il se forgeait en cet instant même. N'y avait-il pas toujours du fer dans le sang ?

Il se remit en chemin. Ce n'était pas comme s'il était attendu, bien sûr, mais il avait tout de même un rendez-vous, fixé par lui-même. Ces rendez-vous là étaient aussi sacrés que les autres. Il profita un peu des rayons de la lune et du silence ambiant pour prendre son courage, avant de mettre le cap résolument sur son objectif : les mauvais quartiers. Il était connu pour sa vilaine habitude de boire un sang lourdement imprégné d'alcool, même si cela ne lui faisait plus guère d'effet à son âge ; et il en avait apporté une bouteille avec lui. La nuit précédente, il avait espionné sa cible et l'avait vue consommer sa propre boisson, ainsi il n'aurait pas à y puiser. Et s'il pouvait éviter un refus parmi tous ceux qui le guettaient, ce serait toujours ça de gagné.

Quelques individus peu fréquentables trafiquaient à voix basse sous une lucarne blême, indiquant l'entrée d'un autre débit de boissons illégal, destiné quant à lui aux mortels uniquement. Mais Tommen ne souhaitait pas y entrer. Il fit savoir qu'il venait rendre visite à Aloysius Swansea et qu'il attendait dehors. Il donna son prénom uniquement, et se réfugia sous l'enseigne, prêt à attendre en effet, aussi longtemps qu'il le faudrait. Dans un sens, il avait l'éternité devant lui ; d'un autre côté, le soleil finirait bien par se lever.

Un soupir souleva sa poitrine et il leva les yeux vers les étages mal bâtis. Ses décennies de planificateur urbain lui manquaient parfois. La crise de la neuf-centaine frappait un peu tard ; il n'avait jamais été très en avance pour ce genre de chose. A moins que ce soit déjà celle du millénaire ? S'il s'était écouté, il aurait bâti une cité secondaire, complémentaire à la première. Cette rêverie traversa son esprit puis s'envola comme elle était venue, alors que l'odeur caractéristique de son ancien enregistré venait le ranimer, rendant vie à la statue d'angle qu'il était momentanément devenu.

Son visage ordinairement aussi peu mobile que le masque de Hudson-Bay se prit à hésiter entre plusieurs expressions, cherchant du regard un point sur lequel se poser, comme un oiseau dans la tempête. Il lui parut qu'en se détachant de l'appui de la pierre, il perdait pied tout à coup. Ce n'est pas qu'il n'avait rien prévu à dire, notez bien : il avait appris par coeur tout un discours de salutation.

"C'est moi," dit-il simplement. Et il se décida finalement à sourire, dévoilant ses canines scintillantes. Et évidemment il pleuvait. Pourquoi fallait-il toujours qu'il pleuve ? Comme si cette année n'avait pas existé. "Comment allez-vous ?"

"Sur une liste établie au fil de plusieurs siècles, il n'est pas déshonorant de n'être que second," rétorqua le vampire, actuellement plutôt serpillère, d'un ton pincé qui ressemblait davantage à son ancien être. C'est que la demoiselle accrochée à ses basques le renvoyait tout droit à d'odieuses péripéties, et ce maudit Swansea semblait le faire exprès.

Voulait-il donc qu'il l'égorge elle aussi ? Heureusement, il avait dépouillé cet état d'esprit à fleur de peau dans lequel ils s'étaient connus. Il se contenta donc de maîtriser la séductrice d'une poigne d'acier, pour la chasser de ses genoux et la faire asseoir correctement, sur le siège à leurs côtés. Provocation pour provocation : puisqu'elle était avec eux, autant qu'elle y reste. Pour elle aussi, il commanda à dîner, avant de se désintéresser de sa présence. Il ne la tenait à l'oeil que pour la recadrer si elle se permettait toute autre privauté.

"Je suis déjà puni, vous savez. Vous n'avez pas besoin d'en ajouter. Cela ne vous dira peut-être rien, mais" – un temps, un choix de mots, la réalisation que tous les mots auraient de toute façon le même poids et que fouiller son dictionnaire intérieur ne le sauverait jamais – allons : "l'aubergiste Erwin King a quitté la ville. C'est très bien, dans un sens, il vit ce qu'il était destiné à vivre et je n'aurais pu que l'y encourager."

Cette remarque avait suivi comme au long d'une litanie. Il ne pouvait évoquer le sujet sans justifier sa passivité comme s'il s'en excusait. C'est qu'il ne la comprenait toujours pas, même aujourd'hui. Certes, il n'aurait pas pu faire grand-chose de toute façon... Le suivre ? Il aurait pu le suivre. Son regard détaillait les stries qui marbraient le bois de la table. Toute une cartographie qui racontait, pour un adepte des pistes à suivre, l'histoire des lieux, les scènes sordides ou plus chaleureuses qui s'étaient déroulées ici, les bagarres, les maladresses d'ivrognes... Comment s'attacher à la vie, si la ville, c'était cela ? Si la Ville c'était cela ? Et peut-être aurait-il dû le suivre, lui qui n'était pas capable d'aimer tout cela comme il l'aurait fallu, lui qui était si détaché de ses sens. Si importun, si dérangeant.

Suivant une ligne de la table, il chercha du regard une présence en face de lui, un brin de curiosité, l'ombre d'une main tendue, la passion de collectionneur qui s'était emparée de lui au milieu de son agitation nerveuse et de ses accès de violence meurtrière, à la pire époque de son éternité : lorsqu'il avait bien cru perdre la raison. C'est lui qui aurait fini au fond d'une rivière gelée, momie de cendres voué à se dissiper lorsque son sarcophage de glace redeviendrait eau printanière. S'il n'avait pas redressé sa raison, comme une lame tordue. Son courage avait été un fleuve à multiples sources, mais toutes l'avaient mené ici, et par respect pour elles, il demeurait.

"La ville sera différente sans lui, voilà tout." Il esquissa un sourire, laissant la pluie quitter son visage. Chaque goutte tombée à terre irrémédiablement semblait être la dernière et pourtant, elle était toujours suivie d'une autre. Il aurait pu s'en agacer. Pourtant, se rapprocher de la cheminée lui paraissait dangereux. Ces instincts aussi lui étaient revenus avec le plein usage de sa raison.

"Vous devriez tenter de fonder une ville un jour. Cela vous enseignerait à apprécier les souvenirs, comme autant de pierres posées à l'édifice. Vous ne serez jamais fait pour l'éternité si vous gardez ce sale caractère."

[HJ: c'est vil ]


"Un peu ivre ?"

Hodgkin haussa un sourcil dubitatif, d'où s'écoulaient quelques gouttes de sauce rougeâtre mêlée à la pluie. Il n'avait pas pipé mot face aux reproches, il était là pour qu'on lui fasse son procès après tout ; mais il réagissait à l'euphémisme.

"Vous voulez dire ivre mort. Je vais m'assurer qu'il ne tombe pas endormi dans un coin de mur, ou dans la rivière."

Ou, qu'il n'aille pas jeter d'autres objets à la figure de quelqu'un de beaucoup plus fort, qui sait. Désabusé, le vampire se releva à son tour. Il ne restait rien du repas. Ces animaux agités qu'étaient les humains n'avaient pas pu se nourrir convenablement. Il soupira et s'inclina en prenant la main de la demoiselle. Puisqu'elle insistait tant pour avoir des contacts physiques ! Il déposa ses lèvres sur la peau frémissante, et certainement elle attendait une morsure, mais il n'y laissa qu'un baiser froid.

"Je vous souhaite le bonsoir. Encore navré pour tout le dérangement."

Disparu dans la nuit, il hésita à peine. Il aurait été plus raisonnable de reprendre en premier lieu son poste de Conseiller, et l'autorité et la fortune qui allaient avec. Mais quelque chose lui disait que ça ne le rendrait pas plus sympathique aux yeux de son ancien esclave, bien au contraire. Il avait proposé de le racheter et ce dernier s'y était opposé. Pourtant, il n'aimait pas sa place. Allons, c'était trop compliqué, il ne trouverait jamais comment résoudre cette énigme en une seule nuit. Et voilà qu'à réfléchir sous la pluie battante, il était plus trempé que jamais. Ce qu'il lui fallait c'était un feu de cheminée, songea-t-il avec un sourire morne, en se mettant en marche pour nulle part.

Mécaniquement, son corps se mit en route sur les traces de sa proie. Il n'avait aucune idée de ce qu'il ferait quand il l'avait rejoint, mais telle était leur habitude : Swansea lui faisait une scène, partait en claquant la porte, et il le traquait en silence dans les ténèbres. C'est qu'il était curieux. Où se rendait l'ivrogne ? Avait-il un repaire de prédilection pour ce genre de sorties ? Une compagnie de son choix ? Quelqu'un de plus habile à la conversation. Ha, songea Tommen, ce n'était pas difficile à trouver.

Quand il fut assez proche pour distinguer la silhouette de sa cible, il ralentit, ne souhaitant pas être repéré si facilement. Il allait d'abord espionner un peu. A moins que sa présence soit tellement évidente que, perçue ou non perçue, il aurait droit à quelques remarques à tout hasard...

Swansea ne voudrait pas qu'à nouveau, pour quelque raison que ce soit, Tommen commette un massacre. Ce serait la dernière chose à faire. Ce serait un impair de plus dans leur sociabilité déjà contrariée. Et, clairement, la preuve que le vampire n'avait pas changé, dans ce qu'il avait de plus inhumain et sanguinaire. Le fait est que le temps ne le changerait pas en mieux, dans ce domaine, uniquement en pire a priori. Mais il était inutile d'en parler aux mortels, qui n'en apercevaient que la petite fraction correspondant à leur temps de vie. Et moins que ça : les quelques années de damnation au cours desquels ils fréquentaient un vampire donné.

Donc, Tommen resta figé. Ce n'était qu'une bagarre d'ivrogne. Dans l'humeur qui était la sienne, peut-être que c'était justement de cela que Swansea avait besoin pour laisser échapper un peu de vapeur, même si il n'avait aucune chance d'avoir le dessus au final. Les coups résonnaient douloureusement, mais il n'était pas facile pour le vampire de calculer ce que le corps humain dans son plan de base pouvait ou ne pouvait pas endurer. Il fut certain que les choses allaient trop loin quand l'un des protagonistes eut l'obligeance de formuler le danger à voix haute.

Il intervint en se demandant sérieusement s'il allait se faire engueuler pour avoir évalué le problème trop tard. Le protagoniste serviable eut droit à un traitement de faveur, quoique son accès de bon sens ait clairement été le résultat d'un opportunisme servile. Tommen se contenta de le saisir par le col et de le lancer contre le décor. Le second, en revanche, fut éjecté non pas par une traction un peu brusque mais par un coup au milieu du visage. Il aurait été tout aussi exact de dire le nez, mais uniquement avant le coup. Après, ce n'était plus un nez à proprement parler.

Malgré sa maladresse à gérer la santé humaine, l'agresseur était conscient que l'élément liquide n'est pas censé entrer dans les poumons ; il se hâta de retirer le noyé de sa baignoire et de l'étendre sur le côté, espérant qu'il réussirait à régurgiter le liquide qu'il avait ingéré en trop grande quantité et ce, pour la deuxième fois en quelques minutes. Ce devait être épuisant, il était bien content de ne plus être sujet à ce type de spasmes. Mais dans ce cas précis, c'était nécessaire. Afin de l'y aider, ou peut-être pour quelque autre but qui lui échappait sur le moment, dans une certaine fébrilité qui le sortait de sa réserve ordinaire, il copia ce qu'il avait vu faire en d'autres circonstances par de plus instruits que lui et soutint l'évanoui dans la position la plus appropriée, en passant la main au long de son dos. Ah, c'était sans doute pour mesurer si le coeur battait normalement, mais après une telle frayeur, il s'attendait à le sentir battre la chamade.

Confus de base ou à cause de la baffe, le premier des deux importuns revint à la charge en trébuchant. D'après ce qu'il ânonnait, il prenait le vampire pour quelqu'un d'autre, sans doute quelqu'un d'autre avec qui il avait un différend. Il est vrai qu'un tel charmeur devait avoir assez d'ennemis pour nourrir ses hallucinations. Pour seul résultat de sa bravoure, à son tour il reçut un coup au visage et retourna s'écraser contre le mur le plus proche, sans même récolter un regard. Cette fois, il n'insista pas. Tommen dressa l'oreille et entendit geindre les deux victimes.

"Je n'ai tué personne cette fois," déclara-t-il à voix basse. Il était un peu fier. Et ses standards n'étaient pas très hauts. Il revenait littéralement d'une croisade suivie d'un ermitage.