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Un peu plus loin sur la gauche



09.12.21 23:30

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The dogmas of the quiet past are inadequate to the stormy present. The occasion is piled high with difficulty, and we must rise with the occasion. As our case is new, so we must think anew, and act anew. We must disenthrall ourselves, and then we shall save our country.
Abraham Lincoln



Dans les premiers mois de leur installation, à quelques six cents mètres d’une rive aux galets polis d’un lac poissonneux, ils s’étaient progressivement aperçus que la population animale décroissait anormalement. Les apparitions impromptues d’oies sauvages au-dessus du campement, presque anecdotiques ; les brames stridulants des wapitis, et rauques des cerfs hémiones, sur les rives voisines, tout à fait résorbés dans la densité de la forêt. Les hommes, trop près du lac, avaient fait fuir les animaux, qui ne s’approchaient plus guère de l’étendue bleue pour venir s’y abreuver. Le clan en avait conclu qu’ils gagneraient à éloigner le campement de bons kilomètres encore, afin de ne pas gêner la population locale animale, et d’à loisir pouvoir y chasser, ou capturer certaines bêtes. Tout aussi bien que les animaux, plus sensibles aux variations, étaient de bons indicateurs de danger. La localisation d’un campement était soumise à de nombreuses contraintes dont chacune, si les termes n’en étaient pas respectés, pouvait s’avérer mortel. Il n’était pas rare, quand l’optique était de s’installer si proche des villes dhampirs, qu’une délégation d’éclaireurs se détache du clan en amont, pour prendre le temps d’étudier le terrain et de choisir un emplacement idoine. L’altitude permettait généralement de diviser par deux, voire d’endiguer presque, la présence d’écorcheurs, tout aussi bien qu’elle prévenait de se trouver sur un itinéraire commercial entre ville dhampirs. Au mieux le clan, lesté de son équipement, peinait à gravir et cheminer pour atteindre la terre promise, au mieux il serait protégé de la visite d’importuns.

Le choix du type d’habitation découlait généralement des environs, et de ce que pouvait offrir leur écosystème direct. Dans le désert, quand ils ne pouvaient pas profiter d’anciennes infrastructures depuis longtemps abandonnées, ils avaient successivement et à plusieurs reprises, édifié des khaïmas ou des hogans, mieux adaptés aux canicules, aux tempêtes de sables et aux nuits froides. Ici, dans les terres boisées aux hivers enneigés de Canada, ils avaient opté pour des habitations légères de type yourte. Les connaissances de Markus en la matière leur avaient été fort bénéfiques. Ils avaient appris comment étuver le bois, l’exposant à la vapeur plusieurs heures pour pouvoir lui donner la courbe qui sied, comme à l’anneau de compression soutenant le toit autoportant, ou aux perches de toit pentu assurant un bon écoulement pluvial, remarquables ingénieries millénaires. Les toiles de feutre de laine, obtenue auprès de mouflons et de chèvres de montagnes qu’ils avaient tondu à la fin de l’hiver, leur offrait un matériau isolant et imperméable, naturellement respirant, évitant de surcroit toutes sortes de maladies respiratoires imputables aux moisissures. Ils avaient appris à laver la laine pour la débarrasser de son suint, puis à la carder, et à la feutrer, la mouillant et la roulant successivement, longuement. Un bon feutre d’une cinquantaine de microns, était constitué de toutes les couches de la toison de la bête : le poil, la jarre et le duvet, celles-là même qui la protégeaient des plus ingrates tempêtes, et séchaient rapidement au soleil. Quatre couches de feutre suffisaient à rendre une yourte étanche. De cette matière, ils faisaient aussi des vêtements, et nombre des membres de la Harde portaient aux pieds des Valienkis, chaudes et antidérapantes, s’ils ne portaient pas des Untys, arborant divers motifs décoratifs. Ainsi, seize yourtes grises s’édifiaient en cœur de forêt, cachées dans le silence de l’insonorisation des bois, dont chacune remplissait un office spécifique : dortoirs, cuisine, ateliers divers ou réserve de nourriture. Le village se situait à presque une journée de la ville en descente, et plus d’une journée en montée, bien que, pour les meilleurs grimpeurs, il était possible de couper par le fleuve, et d’escalader une falaise d’une cinquantaine de mètres, où parfois, d’habiles chèvres de montagnes rocheuses défiant la gravité léchaient les roches à la recherche de sels minéraux.

À la nuit tombée, aucune lumière d’aucune sorte ne suppléait leur vision, car un seul feu de camp s’élevait dans le ciel comme une flèche tombée des étoiles ; une seule lueur de bougie perçait un halo entre les arbres, vectrice de tous les yeux. Ainsi allait la vie des nomades, c’était le jour qu’ils vivaient. La nuit, ils se calfeutraient dans les yourtes, écoutaient les comtes et les histoires et s’endormaient au chaud, tandis que d’autres vaquaient aux occupations nocturnes : garder le campement, chasser, ou s’exercer à divers apprentissages. Cette nuit-là, c’était au tour de Peyssou, le jeune intrépide, de se lancer dans la forêt, hache au poing, sous la surveillance discrète de ses mentors, Markus et Samoset. Un rite adapté à chacun, progressif et placé sous la vigilance d’au moins deux tuteurs. Il fallait savoir se repérer, se défendre contre les bêtes - des animaux sauvages aux écorcheurs égarés -, avancer dans le noir et accoutumer sa vision aux contrastes en niveau de gris de la nuit.

Si l’exercice se devait d’être sérieux, Peyssou leur rendait la tâche bien ardue. Tout excité par sa première sortie, celui-ci galopait comme un loup et se cachait, attendant sous les fourrés ou perché sur la branche d’un arbre comme une panthère agile, parfaitement dissimulé, et tentait de les surprendre en leur attrapant les chevilles ou en leur chatouillant les oreilles. Il jubilait, hilare et heureux de s'aventurer dans les bois, et Samoset et Markus souriaient, veillant aux bruits tout de même, mais touchés par le ris viral du jeune homme. Peyssou le drôle, était bien attachant.

La lune éclairait leur chemin et rendait peu à peu sol au marbré de racines, aux moulures des troncs et aux pelages épineux leurs reliefs. Là, Peyssou entendit avant qu’il ne vît un ours noir passer son chemin, et ils l’observèrent en déférence, s’assurant tout de même que le vent ne tournait pas leurs effluves en sa direction. Une chouette rayée poussa son hululement saccadé, les interrogeant d’un « Wou-Hou » suspicieux, car où allaient-ils, comme ça, ces curieux bipèdes sans plumes ? Une harde de lièvres dévala soudain la piste entre les arbres, presque sous leurs pieds, poursuivis par un jeune lynx roux maladroit. Markus en attrapa un au vol par les oreilles et l’assomma d’un coup sec sur un tronc, tandis que Peyssou faisait tourbillonner sa hache à tout va, heurtant le sol d’où jaillissaient en éclat les matières carbones en décomposition qui duvetaient la terre, jurant qu’il finirait bien par en avoir un. Et comme une hase grasse bondit de peur et s’écrasa sous la mâchoire juvénile, Peyssou en fut sonné et s’écroula sur son séant, la hase étourdie entre les jambes. Samoset se pencha en posant la main sur son épaule, et après s’être assuré qu’il n’avait rien, se permit de le taquiner.

- Bravo Peyssou, tu seras le premier à pouvoir te vanter d’avoir chassé une hase sans hache, ni pieds, ni mains.
 
Et Peyssou rit.

- Faudra pas raconter comment, j’en ferai ma légende. Vous direz rien, hein, les gars ?

Samoset l’en assura, mais Markus étrangement ne pipa mot, ses sens tout accaparés par de bien moins heureuses fomentations. Samoset perçut immédiatement le danger, et tout en interrogeant son ami du regard, s’approcha à pas de félins en fléchissant les jambes. À bord de falaise, ils eurent vue sur un petit campement en contre-bas, dont quelques âmes, à cette heure tardive, s’agitaient encore au dehors. Peyssou s’accroupit le plus silencieusement possible sous les signes incitants à la discrétion de Samoset, puis rampa à plat ventre sur la terre gelée, les feuilles mortes figées dans leur écrin de cristaux gris, craquelèrent sous ses paumes chaudes. La transition était aussi brutale que, quelques secondes plutôt, ils plaisantaient encore. Alors il vit : le bivouac s’établissait à quelques trentaines de mètres plus bas, mais ne s’embarrassait pas d’attirer les regards, où s’amalgamaient quelques hommes en cercle autour d’un feu. À cette distance, ils ne voyaient que des visages imprécis, mais au bout de piques, les trois compagnons distinguèrent les têtes décharnées d’écorcheurs décapités.

- C’est qui Sam, on les connait ?, chuchota Peyssou.
- Non, on ne les connait pas.
- Des humains, examina Peyssou, et ils ont pas froid aux yeux. Bon, on va leur parler ?
- Pas encore, et j’ai promis à ta mère que tu serais en sécurité, railla gentiment Samoset.
- Oui, bien tu sais, elle m’a aussi dit de te protéger.
- Ça ne m’étonne pas d’elle.
- Je suis prêt, Sam.
- Je le sais Peyssou, mais pas ce soir. Markus : rentrez au camp tous les deux, je vais rester encore un peu.

Samoset demeura ainsi longuement, couché sur les mousses humides, la tête basse, à observer le campement d’inconnus. Cette terre n’était pas la leur, ils venaient d’ailleurs : leurs vêtements en étaient témoins. Ils n’étaient ni marchands, ni contrebandiers, leur seul équipement se résumant à celui de leurs armes. Les sons montants en écho, il parvint à saisir quelques bribes de leur conversation et Samoset su qu’ils ne s’étaient pas perdus là par hasard, et qu’ils ne sauraient être en mesure d’embrasser les mœurs de la Harde, car l’un d’eux, avec force et bêtise, se vanta d’avoir en trophée pendu à son cou, plus de canines dhampirs que ses trois compagnons réunis. Quand Samoset crut entendre parler de New Princeton mise à sac, son sang ne fit qu’un tour, car Prym, si elle vivait toujours, devait s’y trouver. Il faudrait bien, même si le cœur n’y était pas, revenir au matin, car le jour avait l’avantage de présenter un homme sous une lumière moins menaçante, et engager une conversation pour en soutirer quelques informations.

Soudain, un étrange sentiment le saisit, un malaise grandissant. Samoset se détourna des hommes et reporta ses sens sur son environnement. Le curieux spectateur était-il lui-même l'acteur épié d’une plus large scène ? Il recula doucement et se redressa en souplesse, sans gestes brusques, puis s’enfonça légèrement dans la forêt, tournant le dos au bivouac. Il déploya son ouïe, sa vie, et comme il crut percevoir une ombre, il s’arrêta, réfléchit un instant à désamorcer une situation potentiellement inquiétante, puis lança à tout hasard :

- Je suis Samoset, vous n’avez rien à craindre.
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10.12.21 17:58

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« Et la montagne à l’autre rive était très claire »
Guillaume Apollinaire


Ancienne recette, aussi ancienne que le monde est monde.
Capturez un comptable. Ce ne devrait pas être trop difficile.
Tirez-le hors de son complet veston, qu’il soit à carreaux ou à rayures. Vous allez devoir le camoufler un peu mieux que ça, pour un environnement qui n’a rien de géométrique, mis à part les petits détails ; et ce qui pourrait le traquer l’observera de loin.
Vous allez devoir l’armer. Un gourdin à bout ferré en guise de bâton de marche fera l’affaire. Jetez-le sur une route de neige, avec de bonnes chaussures assez rustiques pour qu’il ne désespère pas au premier buisson d’épineux.
Et puis, les roseaux bruissent, l’âme s’apaise, la lune joue avec tout ce qui a gelé. Votre comptable étant un vampire, donnez-lui l’agrément de quelques heures de calme à profiter de ce paysage, sans crainte de la pneumonie qu’il pourrait contracter sans cela.

Puis, instillez dans ses veines l’adrénaline d’une possible rencontre fâcheuse. Les loups ne peuvent-ils pas déchirer un vampire aussi bien que n’importe quelle autre sac de chair ? D’autant qu’il a longtemps vécu. Il a connu cette crainte en des temps où sa mortalité le mettait en alerte au moindre craquement de branchage. Il ressent la vie animale dans toute son horreur ; elle ne lui est plus si étrangère, soudain. Son détachement citadin n’est plus qu’un souvenir, la passion s’allume comme aux temps où c’était son propre sang qui courait sous sa peau, car la peur et la passion - страх и страсть – sont sœurs dans le cœur de toute créature.

Avoir à perdre, c’est avoir un enjeu. C’est avoir à gagner, à sauvegarder, à aimer. Ne serait-ce que sa vie.

Pas d’alliés. Pas de recours. Ce serait trop facile ! Une seule ligne de pas dans la neige. Nuit noire, manteau protecteur, mais aussi théâtre d’ombres. Il y voit assez clair pour marcher, mais assez mal pour manquer le détail qui pourrait faire la différence entre la poursuite de son existence, et l’oblitération. Alors, ses sens s’éveillent, aux aguets. Quand il s’immobilise, incliné vers l’avant et prêt à bondir tous crocs sortis, équilibre suspendu entre deux arbres, crissement de cuir au contour de ses épaules raidies dans l’attente, sa prunelle paraît phosphorescente comme l’œil de tigre.

Et vous obtiendrez un barbare tout à fait honnête, quoique rasé de près et fasciné par d’étranges phénomènes. Cela, c’est l’intellect accumulé qui fait des siennes, vous ne pourrez jamais totalement vous en débarrasser ; la régression n’est pas pure, l’aboutissement de bientôt dix siècles de métaphysique transparaît à travers le crin du fauve. A trop vieillir, on retombe en enfance, en cette sagesse ultime qui couronne des ans trop nombreux d’une inexplicable candeur, signe de la fatalité cyclique du réel.

Aujourd’hui, c’est l’odeur minérale de la neige. Elle n’est pas comme il en a l’habitude, quelque chose est différent. On pourrait presque croire qu’elle est ferreuse, tombée d’un nuage de sang évaporé plutôt que d’eau. Peut-être une bête tuée répand-elle l’odeur de la curée non loin d’ici. Un ours a-t-il traîné son fardeau déchiqueté, encore palpitant, dans un buisson voisin ? L’autre fois, c’était un être à deux pattes, et l’histoire ne dit pas ce qu’en a fait Tommen. Il a ses caprices, le dieu au double marteau de guerre. Et Tommen, en athée conciliant, écoute tantôt la moitié qui assomme, tantôt celle qui construit.

L’odeur de cette neige annoncerait quelque présage de guerre, triomphe ou désastre, ou les deux, s’il était davantage que cet athée. Par chance, il échappe du moins à cette superstition-là. Simple parfum curieux. Simple ambiance altérée. Peut-être une électricité d’orage hivernal dans cette nuit indéchiffrable, peut-être un changement de pression atmosphérique, ou un mouvement des océans de lave sous le manteau de la terre. Mais il aimerait pouvoir le mettre en bouteille. Les parfums ne s’écrivent pas, si aiguisés soient nos sens ; et rien ne vient aider une mémoire à y jeter l’ancre pour  de bon.

Alors, il ferme les yeux, inspire, et écoute. A un son, il associera cette impression fugace. Les serres de cet oiseau aux yeux immenses, qui font craquer l’écorce à une vingtaine de mètres, par exemple. Il n’était pas besoin de lui en cet endroit ; toute cette harmonie ténébreuse aurait existé sans témoin comme il s’en tisse partout alentour, bien loin des consciences à deux pattes. Cette pensée lui donne un sourire, un vrai sourire comme son masque songeur n’en forme que rarement. Mis à nu, il s’adresse à son seul témoin : la nature.

« Mais je suis là. »

Si alors le monde de verre est bouleversé par quelque son lointain, vous pouvez être certains qu'il le captera plus sûrement que la plus aiguë des antennes de surveillance. Une troupe en marche, par exemple. Et il lui faudra s'assurer de ce qui traverse son territoire. Un groupe particulièrement important de sangliers ? Une famille d'ours ou d'élans qui se soucie peu de l'attention que leur attirera leur pas lourd, forts de leur puissance ? Une de ces meutes de loups immenses qui migrent parfois à travers les bois en quête de nouvelles conquêtes ? Ou autre chose.

Ce jour-là, c'était autre chose et Tommen le sentait. Ce n'étaient que de minimes craquements à l'horizon, mais ils s'articulaient pour former une mélodie connue, familière depuis de longs siècles d'existence, qui lui avaient souvent fait traverser les distances et les espaces déserts. C'était très problématique pour une créature de la nuit, mais il était né aux astres nocturnes dans les montagnes désolées de l'Orient et il avait appris à composer avec le cycle circadien en s'aidant des accidents de terrain. Cette forêt avait son affection parce qu'elle évoquait d'assez près les paysages rigoureux de son enfance humaine, et il les respectait ; il y avait quelque chose de propre, à défaut d'un meilleur terme, dans ces arêtes de roche tranchées à vif par le gel mordant. Une autre planète, et pourtant, une familiarité qui recelait encore quelques miettes d'émotions oubliées.

D'où son agacement à voir les lieux piétinés par une armée ennemie. Et puis, une armée ennemie attirerait une armée amie ; fatalement, cela doublerait le piétinement. Les échos des monts n'étaient pas faits pour répercuter les gutturales tirades de ces ridicules acteurs bipèdes, les officiers et les sous-officiers, les fuyards, les vainqueurs et les mourants. Néanmoins, ce n'était pas à lui, étoile à la dérive dans un cosmos en pleine expansion, de décider ou d'agir. Tout au plus aurait-il peut-être quelques petites occasions de briller, et dans des moments comme ceux-ci, cela lui paraissait très vain. Il se percha au milieu des frontons de pierre verticale comme l'aurait fait une panthère morose ou un oiseau de nuit, et contempla le désordre en contrebas si longuement qu'il s'y perdit un peu.

La faim d'une autre résonnait toujours dans le fond de sa conscience. Il espérait vraiment qu'il n'allait pas y laisser sa santé mentale ; il avait la faiblesse d'y être très attaché.

"Vous seriez accueillis en héros si vous vous présentiez à eux avec ma dépouille," dit-il distraitement lorsque la voix s'adressa à lui. Il n'avait pas eu besoin de regarder pour savoir exactement à qui il avait affaire ; d'autres habitants de ces lieux comme lui, d'autres guetteurs venus s'enquérir de l'invasion à leurs portes – pour autant que l'on puisse user du mot "porte" en parlant de leurs lieux de vie.

Tommen connaissait ces êtres-là, il pouvait identifier leur profil général à leur odeur et il n'en avait pas plus peur que des bêtes qu'il pouvait croiser entre les arbres. Quant à eux, ils étaient ici à leur place, parfaitement intégrés dans l'écosystème, comme son père autrefois. Et c'est pourquoi il prenait parfois la peine d'un véritable dialogue. - Les envahisseurs d'en bas n'auraient nullement eu cette chance. - En ces quelques mots, il se présentait, sans dire pour autant d'où il venait et quel poste haut placé il y occupait ; lors de ses promenades, il tenait à ce que cette partie de sa vie soit parfaitement oubliée. Il n'était qu'une ombre vêtue de noir.

L'homme des bois le repérait-il clairement ? Pour s'en assurer, il escalada le rebord du rocher et le rejoignit, soudain très proche. L'autre aurait pu simplement le repousser d'un coup en plein sternum et le précipiter dans le vide. Tiens, voilà qui aurait été cocasse.

"Mais si vous vous décidez pour une autre stratégie, nous en sortirons gagnants, vous et moi. Wieland. A qui ai-je l'honneur ?"
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15.12.21 20:23

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Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !
Victor Hugo


Comme on peut parfois interroger le vide, sans attendre de réponse, dans une communion timide et dubitative d’avec de païennes croyances infondées, simplement ouvert sur un monde invisible qu’on envisage lorsque, troublé par la grâce d’une nature, ou piqué par une sensation trouble au derrière de la nuque, l’on sent là comme une conscience invisible œuvrer, alors on peut être étonné que cette conscience éthérée puisse effectivement nous répondre. Samoset dirigea son regard vers la source de la voix et plaça prudemment sa main au-dessus de sa hachette pendant à la ceinture. En peu de mots, elle lui délivrait son appartenance, lui suggérait la liberté d’un choix capital - à l'issue duquel elle n’opposerait apparemment pas de lutte -, et l’interrogeait sur ses intentions. Samoset en releva l’efficace subtilité, mais demeura sur ses gardes.

- Si j'en crois ce qu’ils disent, c’est effectivement vrai, mais les héros des uns ne font pas les héros des autres, et je ne tirerais aucun salut de la mort d’un innocent.

Enfin, cette voix sans corps encore, provenait-elle d’une conscience d’innocence ? Samoset ne préemptait pas, ne tirait pas de conclusions hâtives, il donnerait au temps le temps d’en décider, mais laissait simplement entendre qu’il concevait ce fut le cas, quand d’autres auraient arrêté un jugement trop hâtif. Comme matérialisée d’un voile d’obscurité opaque, la voix se fit chair et os, apparition spectrale coulant des roches éclairées par l’astre argent luminescent. Deux miroirs brillants, tapetum lucidum réfléchissants, ôtèrent tout d’abord à l’homme toute avenante expression, renvoyant plutôt aux billes inquiétantes du prédateur nocturne. Il aurait été aisé, sans connaissance ni habitude, de se sentir effectivement proie sous sa visée, poils hérissés, rythme cardiaque en alerte, muscle dopé d’un regain d’adrénaline. Mais Samoset offrit une attitude calme et détendit le bras, sa paume quittant l’aura froide du fer de sa hachette. L’étranger approchant, le visage se dessina, au-dessus de l’œil le sourcil s’allongea et lui rendit un trait d’humanité. Il était vêtu de nuit, et tenait dans sa main un bâton de marche qui fit soudainement pâle figure en regard du labrys prolongeant l’échine du nomade, et de sa hachette demeurée docilement accrochée à son ceinturon. Samoset détailla rapidement l’homme, sans trop s’attarder pour ne pas risquer l’impolitesse. S’il venait de la ville, le sauvage n’en aurait pas pu l’affirmer, mais il était bien propret pour être un nomade tout comme lui. Homme d’instinct, à la différence des citadins laissant s’éteindre les sens de survie, il fut attentif aux signaux de son corps. Il ne se sentait pas menacé, mais ni à l’inverse, tout à fait apaisé. Il lui semblait que le silence de la forêt s’était épaissi, même la rumeur des hommes en bas demeurait lointaine, comme filtrée par un mur : il était concentré sur le curieux visiteur, sur ses gestes et son comportement, et l’histoire contée dans le fond de son œil. Il lui paraissait avoir à son effectif plusieurs centaines d’années, peut-être plus que Markus. L’étranger se présenta et l’interrogea plus avant, Samoset prit le temps de choisir ses mots.

- Je suis un homme des forêts, des déserts et des plaines. Je suis un ami d’humanité, enfants de tous les âges, qui rêvent, créent, croient et aiment. Je suis un outil du temps présent, qui s’efforce à penser un monde de demain, et guider ceux qui parviennent à l’entendre. Mes haches me servent à tailler, fendre le bois, et pourfendre l’ennemi : nous les appelons les écorcheurs, ici on les appelle les enragés. Je n’ai pas d’autre stratégie. Je n’ai rien d’autre à gagner ni à offrir que des amitiés.

Il jugea inutile d’ajouter qu’au besoin, il pouvait se défendre, jusqu’à la préservation de sa vie au détriment d’une autre si on ne lui laissait pas le choix. Rares étaient les hommes de sa condition et de son âge qui n’avaient pas un peu de sang de ses frères sur les mains. Il préférait invariablement au fratricide, l’apparente couarde fuite, ou assommer son adversaire et le laisser à ses cauchemars si c’était encore possible. Mais trop nombreux encore étaient les hommes qui prenaient offense terrible d’un message de paix, et ceux qui opposaient les plus violentes réponses, étaient bien souvent les plus tristes. C’était parfois le lourd tribut à payer pour oser envisager un futur différent et Samoset en souffrait à chaque fois. Trace indélébile, gangrène intérieure. Il craignait souvent que cela ne se vit, dans les crevasses de l’âge marquant sa peau, et si un miroir croisait son chemin, il ne verrait que reflet de ses failles.

- Nous devrions nous éloigner, Wieland, d’autres pourraient bien roder alentours. Je vais un peu plus loin sur la gauche, si c’est aussi votre chemin. Je serais heureux de pouvoir continuer cette conversation, proposa Samoset, qui, sondant l’étranger, le pensait ouvert à la discussion. Consentirait-il seulement à se détourner des hommes en colère, ou sa propre stratégie n’entendait-elle pas de les laisser vivre ?

Voilà donc où demeurait le malaise : si une dispute éclatait, Samoset ne saurait où placer placer son coup, car ni l'étranger, ni les hommes en contre-bas, n'étaient clairement ennemis ou clairement amis, et puisqu'il avait renoncé à la facilité manichéenne, ce ne serait jamais le cas. Il était certain toutefois, que les hommes en colère n'entendraient pas les choses de la même manière. Qu'en était-il de l'étranger ? Samoset espérait qu’il le suivrait. C’était un détour considérable pour retourner chez lui, mais cela ne le dérangeait pas. Il n’était pas assez aveuglément confiant pour guider un immortel vers les quelques cent âmes qui s’établissaient au camp de la Harde. En revanche, il avait hasardement indiqué la direction de la ville. Il se doutait que Wieland s’en apercevrait bien s’il avait été témoin des échanges entre Samoset et ses compagnons, car ces derniers n’avaient pas pris le même chemin. Mais Samoset était homme à croire en la compréhension et en la discrétion, il était sain enfin, de garder en soi et pour soi quelques secrets, ça n’était pas là de la tromperie ou du mensonge.
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16.12.21 15:24

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Amusant de voir une telle hache, quand on avait connu les grands musées des illustres pillards anciens, de ceux qui partaient en pèlerinages à travers vents et marées, cyclones et moussons, par-delà ces forêts, ces déserts et ses plaines dont parlait le Sauvage ; et cela, pour ramener à leurs souverains ces trophées de civilisations perdues... ou toujours bien en vie, parfois. Amusant, et nostalgique. Un vieux livre revint en tête du vampire qui hésita à y faire allusion. Une histoire de mythes grecs. Un chasseur de trésor bien antérieur à l'ère coloniale, mais probablement considéré comme une inspiration virile, et une tribu de filles d'Arès qui avaient eu tort de s'opposer à son courroux. Sornettes. Inutile bagage. Au coin du feu peut-être... et il ne s'aventurerait pas auprès d'un feu dans cette contrée farouche, un accident était si vite arrivé.

"Comme l'a dit un certain politicien de ces terres, il y a bien des années, quand l'Autre Monde était encore debout : Il y a des pays qui ont tenté la voie du pacifisme, et ça n'a pas été très efficace face aux êtres et aux nations diaboliques."

La moue qu'arborait le  vampire en laissant planer quelques secondes de silence, le temps de tourner sur sa langue ces mots peu à son goût, aurait été déchiffrable pour quiconque l'aurait connu depuis quelques siècles ; pour d'autres, il s'agissait tout au plus d'une variation de marbre, aussi ésotérique que le changement d'une perruque amovible sur la tête d'une statue romaine, comme cela se pratiquait parfois lorsque la mode changeait. Lorsque la quantité de silence intercalé fut suffisante pour le satisfaire, il poursuivit:

"Je trouve cette phrase parfaitement ridicule dans sa formulation, peu inspirée spirituellement parlant, et peu scientifique dans son principe. Vous avez de la chance : mon amour du langage précis parle en votre faveur. Quant à la voie que je suivrai moi-même... j'ai le temps d'y réfléchir. Je ne dois pas être un homme de principe, car je penche généralement vers le recalibrage au cas par cas."

Serrant sa main sur son bâton, il se mit en marche. Il songeait aux travaux d'Hercule, et à leur symbolique aux yeux des êtres anciens qui les avaient tissés et transmis. Il songeait à la civilisation minoenne, et à quel point il lui aurait été plaisant d'y séjourner. Mais l'âge d'or était loin derrière eux, le temps ne savait marcher que vers sa fin, comme tout ce qui est. La forêt referma ses dents sur leur cheminement silencieux, ombres au coeur des ombres, dans la gueule du loup. La falaise montait, de plus en plus haut, loin des hommes et près des étoiles, et en contrebas le campement féroce apparaissait d'un ridicule presque attendrissant: guerre d'insectes inconscients de leur propre mortalité, qui auraient dû hiberner bien au chaud.

Arrivés à distance de sécurité, ils n'avaient plus qu'à s'arrêter, et s'établir en un lieu suffisamment clos de branches croisées pour que la buée de leurs souffles ne les trahisse pas. La teinte précise du ciel de nuit indiquait au vampire combien d'heures il avait pour regagner ses murailles protectrices. Une fois dans le passage secret, il serait délivré de toute considération de ce type : les galeries de la forteresse le conduiraient sans coup férir à ses appartements. Mais même une journée calfeutré dans la montagne ne lui faisait pas réellement peur. Cela finirait fatalement par lui arriver, tôt ou tard, à force de faire des bêtises. Il s'y était préparé moralement.

La faim redoubla d'un coup, alors qu'il se tournait vers l'homme pour lui demander si il estimait prudent de s'arrêter là. Un poinçon de ténèbres qui transperçait sa gorge et irradiait chacune de ses veines. Il cilla, perdit son regard dans le vide, et pour porter la main au tronc de l'arbre voisin, lâcha son bâton qui tomba à terre dans la neige et émit un choc sourd, en heurtant la pierre. En temps normal il s'en serait voulu ; le renfort de métal que contenait l'objet était une arme de surprise davantage que de frappe en soi. Mais en ce moment, il était hors de portée de toute réflexion. Il fallait du sang. Non, il fallait qu'il morde. Perdre la raison était peut-être la sensation entre toutes qui lui était la plus insupportable.

Partout autour de lui, la forêt bruissait de petites vies palpitantes. Rongeurs. Reptiles enfouis. Petits prédateurs tapis. Oiseaux pétrifiés. Un ptarmigan endormi dans son nid, dans ce creux à mi-hauteur du tronc, colonne d'ombre qui se perdait dans la voûte céleste, ce vaste plafond étoilé à la Viollet-Leduc, qui étirait les veinules de sa géométrie variable au-dessus de leurs têtes. Le vertige qui mêlait et superposait les souvenirs de plusieurs époques ne s'apaisa que lorsqu'il sentit une gorgée de sang éteindre le brasier.

Il cligna des yeux, releva la tête. L'oiseau tomba de ses mains gantées de noir, forme inerte sur la neige, à côté du bâton ferré ; aussi mort que sa réputation de conversationniste mesuré et civilisé. Et dire que la ville dans le lointain encadrait de ses lueurs le spectacle qu'il donnait... Il avait le bas du visage maculé d'une ombre luisante, mais il n'avait pas simplement égorgé son interlocuteur, et cela lui apporta un réconfort relatif. Il s'était conduit comme une bête fauve, et sans doute à la vitesse de l'éclair, laissant le mortel plus décontenancé que choqué ; mais au moins n'était-il pas seul face à sa propre horreur. Sa langue passa distraitement sur ses lèvres.

"Je vous prie de m'excuser. J'ai parfois peine à me contrôler en ce moment. C'est maintenant chose faite. Vous n'avez rien à craindre," reprit-il en s'amusant à reproduire le ton de voix qui l'avait amené, tantôt, à sortir de sa cachette. "Mais vous commencez à en savoir beaucoup à mon sujet, et j'aimerais que ce soit réciproque. Homme qui épargne les innocents. Homme qui massacre les enragés. Joli paradoxe, à mon sens. Comment le réconciliez-vous, au jour le jour ?"
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07.01.22 19:54

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Fut-ce un léger tressautement des lèvres, des crêtes philtrales ? Samoset resta aux aguets, l’attitude de l’étranger lui parut bien étrange, et il sentait comme un vent en suspend dans l’air. Un mot s’était collé au palais du dhampir, et il tentait de l’y déloger en grattant de la pointe de l’apex. Comme s’il prenait le temps de les mâcher, ses mots, de leur découvrir un goût sous ses papilles, lui donnant cet air particulier, difficilement déchiffrable, mais qu’on aurait bien pu imputer au dégoût. Samoset n’aurait pu gager de rien, aussi demeura-t-il tout aussi coi, oscillant çà et là sur ce qu’il devait penser de tout cela, et si l'étranger constituait encore une menace. Markus s’était épanché sur ce temps ancien, gouverné par des politiques, monstres d’hubris, pantins d’un Dieu nommé la croissance, davantage motivés par la gloire et l'argent que par une conviction profonde, ayant laissé s’éroder en eux l’idée d’un engagement à rendre le monde meilleur qu’il ne l’était avant leur implication. Bien qu’il ne fût à priori en rien d’accord avec la citation dudit homme, Samoset aurait bien voulu entendre parler de cette vie-là. Il trouvait enseignement, même dans l’adversité, de toutes les vies d’Histoire et de certaines littératures. Peut-être était-ce par là qu’il fallait orienter sa réponse, vers l’humble reconnaissance d’ignorer beaucoup de choses. Samoset était loin de se définir comme étant un homme de connaissances, mais on lui avait assuré que là ne se situait pas l’intelligence, pourtant il lui semblait que toutes les vies de renom, même semées d’erreurs, recelaient leurs perles de génie.

Wieland avant toute considération, intervint et révéla le fond de sa pensée, et l’étrangeté de l’expression plus tôt arborée prit tout son sens : ces mots n’étaient pas les siens, et ils ne les seraient probablement jamais. Pensant bien volontiers que l’étranger ait pu accorder crédit à sa citation, Samoset se fendit d’un sourire, prêtant à son interlocuteur un trait d’humour insoupçonné. Le feu du camp des hommes plus bas crépitait encore à leurs oreilles, aussi ne put-il en rire librement comme il l’aurait spontanément fait.

- Ne pas juger hâtivement, c’est encore le meilleur principe qu’on puisse s’obstiner à suivre, répondit Samoset.

Le chemin se clairsemait à mesure qu’ils prenaient de l’altitude, moins de pins et de racines traitres, et le froid leur entamait le corps, bien que son compagnon n’en ressentît probablement pas les morsures. Le corps reptile prenait température de son environnement, ne souffrant ni du chaud ni du froid, songea Samoset qui emmitoufla son nez dans son encolure en fourrure, les yeux rivés sur les chausse-trappes de la terre de nuit noire, oscillant tantôt sur le visage de son acolyte, sa canne rythmant leur progression en battements sourds sur le sol ; tantôt sur l’horizon, le paysage en contre-bas, et le ciel aux mille étoiles où trônait la reine lune couverte d’un manteau de nuage qu’elle auréolait d’argent. Samoset transposa ce paysage de nuit à celui du jour naissant. Une image que son compagnon ne verrait probablement jamais.

Au matin, une ligne de sang traçait l’horizon, et le ciel s’illuminait en dégradé de rouge-orangé jusqu’au bleu pâle en passant par le mauve, et rosissait de duveteux nuages. Une coulée de brume basse s’étirait comme des filaments de toile d’araignée sur la vallée, et la lumière rasante creusait peu à peu les sillons et reliefs escarpés de la montagne. Un tableau saisissant de beauté. Il s’offrait en secret aux insomniaques, les encourageant à poursuivre un nouveau jour en les délestant d’un peu de leur fatigue. Un jour, Samoset s’était aperçu qu’un loup gris, à quelques mètres de lui, tourné vers le soleil naissant, semblait aussi contempler le spectacle. Le loup avait jeté son œil doré sur Samoset, et Samoset l’avait salué, comprenant que deux témoins de grâce ne pouvaient plus être ennemis.

Ils étaient montés assez haut, sur un plateau perché sur la cime du monde. Sur leur gauche, un chemin rocailleux impraticable descendait jusqu’à la vallée. La Harde se gardait bien de l’emprunter de nuit, car le chemin, tracé par les chèvres de montagnes, était parfois si étroit qu’il ne permettait que d’avancer un pied à la fois. Il fallait alors s’agripper au versant de roches sur la droite, et garder le regard bien fixe pour éviter d’être attiré par le vide à gauche, garant d’une chute mortelle.

Wieland s’arrêta, mais Samoset s’alarma, car il avait laissé choir son bâton, comme il s’accotait au tronc d’un arbre, visiblement aux abois. Quelle mouche l’avait si soudainement piqué ? Le sauvage s’approcha légèrement, levant une main de réconfort, éperdu de bonne volonté, pour suspendre son geste juste au-dessus de l’épaule.

- Quelque chose ne v… , demanda Samoset en s’interrompant face à la scène qui suivit, le prenant totalement de court.

En effet, avant même qu’il ne réalise parfaitement, Wieland se pourléchait une babine vermillon, alors qu’un volatile blanc comme neige s’écrasait au sol. Jamais Markus, de mémoire, ne s’était comporté de la sorte. La faim se manifestait plutôt progressivement, et de mémoire, l’étranger n’avait pas semblé faire montre de symptômes annonciateurs. Samoset en fut bien malgré lui décontenancé. Et bien que son compagnon s’excusât pour ses manières, le sauvage n’en resta pas moins interdit.

- Ce n’est... rien, répondit-il sans conviction, et comme le ton de sa voix trahit son malaise, il ajouta en plaisantant, je remercie simplement ce lagopède de s’être trouvé là.

S’apercevant que Wieland semblait effectivement avoir repris du poil de la bête, quand bien même l’encas ne dût pas remplir un office à la taille du vorace appétit, il retrouva le sourire, s’interrogeant tout de même sur cette foudroyante faim. Il s’agissait là d’une ignorance qu’il lui semblait devoir combler, car que dirait-il enfin à ses compagnons, si d’aventure un dhampir se comportait de cette manière ? Il s’accroupit et ramassa la canne, qu’il trouva d’ailleurs de belle facture sous ses doigts gantés de mitaines, et la tendit à l’immortel. Il l’observa calmement, mais se heurtant à sa méconnaissance, brûlât de le consulter à cet égard.

- Ça va mieux ?, s’enquit-il. Je… peux vous poser une question ? Je comprendrais si vous ne souhaitiez pas répondre, simplement, l’ignorance est mère de tous les conflits, et ce sont ceux-là même que je m’efforce d’éviter. Il attendit un signe positif de Wieland l’autorisant à poursuivre avant de formuler sa question, vous semblez dire que cette soif soudaine n’est pas habituelle… Il y a des raisons particulières à ça ?

Il enjoignit d’un geste ouvert de la main son invité des monts à parcourir les derniers mètres qui les séparaient du précipice, car il se figura que le panorama aurait de quoi verser du baume dans n’importe quelle pupille. De ce belvédère naturel, ils auraient vue sur le Nord, où siégeait la ville - peut-être en apercevraient-ils les lointaines lumières -, et sur l’Ouest, où s’étendait la forêt de New Abbotsford. Dans les nuits les plus claires, il était même possible d’apercevoir les plaines salées. La nuit offrait à chaque nouvelle lune un canevas libre à un artiste différent. Samoset tourna la tête vers son interlocuteur alors qu’il le questionnait. Il avait plaisir à parler de la mission qu’il avait fait sa vie, et mettait volontiers à l’épreuve les préceptes moraux qui en découlaient.

- C’est le terme d’ « innocence » qui vous interroge peut-être ? Ça mériterait qu’on s’attarde sur son sens. Si l’on attribue à l’innocence la capacité innée à suivre son conditionnement naturel, alors l’écorché est un exemple d’innocence. Il fait ce qu’il est originellement amené à faire pour vivre : tuer toute forme de vie sans se restreindre à l’utile. Mais si l’on définit l’innocence comme le choix du moindre mal, alors l’écorché est à l’opposé de l’innocence. Ça sous-entend de pouvoir dépasser ces prédispositions primaires, d’appeler non plus à l’instinct mais à l’intellect. Le mot est sans doute mal choisi, qui peut se vanter de pouvoir être innocent aujourd’hui ? Pas moi, ni dans une configuration, ni dans l’autre. Mais on peut œuvrer pour que demain en donne à chacun l’opportunité. Dans tous les cas, je n’ai jamais entendu parler d’un homme et d’un écorché cheminant et conversant ensemble sur des chemins paisibles… plus ou moins paisibles, plaisanta-t-il en songeant à l’incident de sitôt.

Il lui offrit un sourire franc, indiquant par là qu’il ne lui en tenait pas rigueur.
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08.01.22 13:23

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Mais l'aurore boréale est nôtre, songeait le vampire en marchant.

Il était certain que, depuis que les vampires étaient vampires, quelques-uns d'entre eux partaient s'établir parmi les neiges avec quelques pauvres serviteurs humains durant les temps de nuit totale, dans ce cercle polaire qui les protégeait de toutes les atteintes. Il suffisait de garder le bétail en vie pendant ces quelques mois. De savourer, pour seul spectacle, les guerres des cimes de montagnes, blanches et luisantes comme un acier tout juste sorti de la forge. Ces chocs millénaires, si lents que même l'oeil des éternels vampires ne pouvait en saisir les mouvements.

Et ensuite, une orgie de sang alors que la date de l'aube approchait telle une célébration païenne de la vie revenue vaincre la mort, une rébellion contre cet ordre ; et le retour hâtif à la civilisation, avec l'impression grisante d'avoir volé du temps au Créateur. Comme les mortels qui tenaient au café et à la cocaïne afin d'accomplir ce qu'ils appelaient de grandes choses, dans les années où c'était la mode.

Cela se faisait-il encore ? Il aurait pu le parier. Il venait après tout de ces régions de Sibérie où la coutume aurait pu être pratiquée, et s'il n'avait guère fréquenté de vampires adeptes de festivités en commun, à l'époque, plutôt des solitaires qui s'affrontaient en compétitions parfois insensées – comme celle dont il avait fait l'objet, après tout, maigre trésor lunaire qu'il était – il pouvait laisser courir son imagination. Surtout à présent que la solitude le prenait lui aussi.

Mais il n'était pas seul ce soir, et ses écarts de conduite avaient un témoin. Si insignifiant qu'il soit au yeux des dirigeants de la Cité, quoique cela restait à voir, le mortel avait une opinion de ses agissements, et cette opinion était en suspens. "Ne pas juger hâtivement", n'est-ce pas... Cet homme aux gestes d'ermite et aux propos de philosophe ne semblait pas lui jouer la comédie ; il était possible de lui parler de bien des sujets, ce qui était un agrément ne serait-ce que pour se changer les idées. Mais Tommen aimait s'exprimer depuis un point de dignité. Pas forcément de supériorité, mais il aimait être un peu supérieur à lui-même. En ce moment, il n'avait pas cette sensation. Il collait à la terre, par sa posture vacillante, par ses mains sales, par sa manière barbare de s'alimenter dans l'urgence, et par l'éclat sombre qui avait transformé les pierres taillées de ses prunelles en diamants bruts pour quelques instants.

"Je ne vous aurais pas mordu," dit finalement Tommen en rajustant son col, fâché de sentir l'odeur du sang sur ses vêtements tachés et sous ses ongles nets. "Je ne vous aurais pas approché, si j'avais percu cette capacité chez moi. Je surveille mon état, comme un cheval mal dressé. Il ne m'est pas naturel, disons que mes humeurs sont déséquilibrées en ce moment – excès d'empathie, ça ne se reproduira pas."

Inutile de dire empathie avec quoi. Envers quelque chose qui éprouvait une vive envie de sang et aucune impulsion d'y résister, visiblement. Cette chose aurait pu être un jeune vampire fraîchement créé, ou ce qu'elle était, l'ancêtre affamée dont il était l'élève malgré lui. Ça ne changeait rien. Tout comme l'épuisement était sans doute le même pour un mortel, qu'il veille sur un nouveau-né hurlant ou sur une personne âgée aux délires incohérents. Il se mordilla la lèvre, pour réprimer tout ce qu'il ne disait pas. Toutes les descriptions lyriques de son état qu'un autre aurait pu confier, songeant que la créature en face de lui était comme un puits de vide sans fond, incapable de répéter, incapable d'être écoutée de toute façon. Et ce qui lui venait à l'esprit en contemplant la cité illuminée, cette fierté que d'autres éprouvaient en engendrant d'autres êtres, et que lui ne vouait qu'aux pierres.

Et cette pensée de Michel-Ange qui lui revenait à l'esprit... l'homme n'aimait pas contempler la nature. Il n'éprouvait cette exaltation dont parlaient les autres artistes qu'au spectacle des paysages construits. L'humanité à l'oeuvre, l'architecture comme une floraison. La perspective du salut, apportée non par une absence mystique, mais par une omniprésence grouillante et cordiale. Et l'on ne pouvait décemment targuer Michel-Ange d'être un idiot. De ce qu'on lui en avait raconté, c'était même un excellent convive.

Qu'aurait-il pensé de "sa" ville ? Qu'en pensait le promeneur à ses côtés ? Il n'aurait pas été digne de poser la question, et un peu trop transparent aussi. Autant donner directement son titre. Et ce n'était pas là le type de conversation qu'ils avaient. Alors, il se perdit dans la vision des étoiles tombées à terre en lignes sages, enroulées à l'abri des murailles comme les écailles étincelantes de quelque grand dragon endormi. Il aimait le silence des forêts, mais il ne pouvait abandonner son enfant, cette cité à laquelle il devait encore tous ses efforts, aussi longtemps qu'elle serait debout.

Après un temps de réflexion, il ajouta avec une ombre de sourire : "Cette surveillance, je crois que c'est ce que vous appelez innocence. Mais bien sûr, nous avons tous du sang sur les mains. Ceux qui ne sont pas nés en ont déjà, par avance. Ils ne peuvent naître qu'à la condition humaine, quels que soient nos efforts ; et c'est sans doute une bonne chose, qu'elle échappe à nos efforts, vous ne croyez pas ?"

Question rhétorique. Que ce soit bon ou pas, le choix ne leur était pas donné. Ils pouvaient agir, bien sûr ; ils pouvaient même consacrer leur existence à des philosophies de vie, à des discours ou à des actes, et ils pouvaient mourir pour toute cette grande et théâtrale démonstration, qui marquerait ou non ceux qui les verraient faire, ceux qui en entendraient parler. Des boules de billard dotées de volonté, rien de plus. Mais ils n'échapperaient pas au cadre. Aucune tristesse dans sa voix ; s'il avait été triste de cette perception du monde, Tommen se serait donné au soleil depuis bien longtemps, et peut-être n'aurait-il pas vécu assez vieux pour devenir vampire. Le cadre n'avait jamais été de son goût. Il l'avait simplement accepté.

Mais ce guetteur des ténèbres lui avait rendu son arme, alors qu'elle était à terre, et lui guère mieux que cela. Si souvent au cours de leur conversation, il aurait été facile pour l'un d'abattre l'autre. Le cadre n'était pas hostile. S'il avait dû le définir, il l'aurait peut-être nommé chaos. Un océan toujours en mouvement, contre lequel l'âme résistait en traçant des plans. Dans son cas, des plans de bâtiments, ou plus abstrait, des plans budgétaires. Tout en sachant que les plans échoueraient tôt ou tard et que l'océan demeurerait.

"Enfin, que mon pessimisme naturel n'assombrisse pas votre nuit. L'entrain des êtres des bois à maintenir leur vie contre tout ce qui la menace, voilà une forme d'art que j'admire tout particulièrement." Il regarda ses mains et s'agenouilla pour ramasser une poignée de neige, dans laquelle il les nettoya consciencieusement, avant de porter la substance glacée à ses joues. "Même si je suis l'une de ces menaces. Et vous, comment vous définiriez-vous ? Un protecteur ou juste un spectateur ?"
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31.03.22 18:24

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Un excès d’empathie ? Samoset se prit à imaginer bien des choses. La forêt pouvait-elle susurrer aux immortels des mots d’influence ? Car il y avait bel et bien une part d’ombre en elle, cruelle et impitoyable. Dans la noirceur de ses entrailles et ses milles cachettes, on pouvait la sentir complice, parfois, dans l’entreprise du prédateur chassant sa proie. Pour l’humain, cette noirceur, révélée sous la forme d’un bruissement, d’un renâclement animal ou d’un vent froid faisant tinter en cymbales les feuilles des arbres, se traduisait en un frisson d’effroi. Se pouvait-il qu’une créature plus sensible aux variations d’atmosphère puisse en être plus violemment traversé ? Les animaux sentaient bien avant l’homme le danger approcher. Souvent, Samoset reconnaissait en Markus cette sagesse ancestrale animale, cet instinct sensible qui le communiait plus que l’humain à la nature. Il disait « La forêt ne veut pas de nous aujourd’hui », et Samoset s’efforçait d’être attentif, d’aiguiser ses sens à ces signaux intangibles. Il n’était pas aussi conscient des messages de la nature, il se coulait en elle en adoptant son humeur du jour. Parfois elle accueillait ses élucubrations philosophiques, elle se faisait amie et lui répondait, lui envoyant un loup tranquille ; parfois elle lui communiquait sa soif de sang et éveillait ses instincts de nemrod : d’autre fois, elle lui faisait comprendre sous d’hostiles voix qu’elle ne lui appartenait pas, que sa complicité allait parfois à d’autres êtres que lui, et qu’il ferait mieux rester dans sa hutte cette fois. Loin de pouvoir s’imaginer une communion avec un autre être situé à des lieues de soi, Samoset imaginait possible ce qu’il connaissait déjà. Son monde était celui des arbres, de la terre et du ciel. Et s’il pouvait songer que d’autres créatures puissent y être plus sensibles, c’est qu’il en saisissait lui-même en certaines nuances.

Wieland sembla hésiter à préciser sa pensée. Lorsque Samoset comprit qu’il n’en serait rien au moins cette nuit, il apaisa sa curiosité en se contentant de conclure qu’un élément perturbateur pouvait toucher une corde sensible et empathique des dhampirs, au point d’influer sur leur comportement. Peut-être questionnerait-il Markus pour en savoir davantage, mais plus probable encore serait qu’il se contente de cette imprécision, plus ouverte, et donc plus susceptible de demander des efforts d’indulgence et d’ouverture d’esprit, exercice mental qui lui plaisait tout particulièrement. Les choses n’avaient jamais à être fixées dans le marbre. Du moins le croyait-il. Alors qu’ils conversaient, à front de ville et ses lumières semblant vouloir faire concurrence à la voute céleste, Wieland réagit à ses paroles en énonçant quelques perles de ce que Samoset jugeait comme sages. Était-ce chose heureuse que la condition humaine échappe à ses efforts, lui qui ne tournait sa vie plus qu’en efforts pour qu’elle se relève de sa condition ? Il fixa son interlocuteur avec la peine du désespoir, puis sembla se perdre au lointain, au-dedans de lui, interrogeant ses sens en réponse. Il sembla réfléchir un long moment, puis finit par dire avec une pointe de regret :

- À la fin, vous avez certainement raison, dit-il en sourire et tristesse.

Songer que malgré tous ses efforts, il finirait bel et bien par mourir, et que ce jour-là, il lui faudrait mourir en confiance, en consentant à laisser le monde vivre sans lui, mit en lumière une contrariété qu’il se refusait trop souvent de confronter. Il y avait tant de travail à faire encore pour assurer le relais de ses idées, le clan pouvait-il la porter sans lui ? Cette pensée l’avertit à lutter toujours contre la tentation de nourrir davantage son hubris. Il ne fallait pas céder à l’appel du prophète, quand bien même la confiance qu’on lui octroyait ouvrait chaque jour devant lui le chemin des satisfactions égotiques. Une idée avait jailli en lui comme une mauvaise herbe, un jour qu’une femme du clan lui avait dit sur un ton maternel après service rendu « Ah que ferions-nous sans toi mon brave Sam ? ». Il avait songé qu’il puisse ne jamais mourir, demeurer toujours auprès des siens pour continuer de les servir, et s’était surpris à trouver l’idée, lors d’une fraction de seconde, de bon aloi. Cette pensée l’avait perturbé longtemps, il s’était alors reclus en lui-même comme il le faisait toujours lorsqu’il fallait méditer des considérations d’importance. Il en avait conclu que seul un despote pouvait souhaiter l’immortalité pour atteindre ses buts. À la fin, oui, il lui faudrait rendre les armes, et passer la sienne à gauche. Il lui faudrait aussi veiller à ce que ses bonnes dispositions auprès des autres ne créent jamais de dépendance affective. Aussi Samoset, tout homme bienveillant qu’il était, ne se laissait jamais aller aux traitements de faveur. Il se trouvait parfois seul, aussi entouré qu’il était, mais jugeait que la cause en valait la peine.

Samoset revint sur la terre ferme et sentit de nouveau le froid d’hiver emplir ses poumons, lorsque Wieland, qui avait sans doute saisi que ses paroles avaient pu perturber son ami nocturne, l’encourageait à ne pas l’écouter avec sérieux, et valorisait la vie d’homme des bois, dont la vie constituait chaque jour en un miracle, étant donné les maints dangers mortels auxquels ils étaient quotidiennement confrontés. Samoset lui offrit un sourire entendu, et rit à bouche fermée lorsqu’il ajouta faire partie de ces menaces. Mais Wieland ne le souhaitait pas pensa Sam et s’il était assez fort pour lutter contre une empathie extrême, quelle qu’elle soit, alors il lui faisait confiance.

- Pour être honnête, je ne dois pas assez sage pour me contenter de n’être que spectateur. Je crois que j’observe assez, assez pour savoir quand et comment agir. Je ne suis pas chef de mon clan, mais j’en suis en grande partie responsable, confia Samoset, j’agis pour protéger les miens dans une certaine mesure, et dans une autre à devenir meilleurs. Pour en revenir à nos efforts vains, je crois que mes efforts visent à surpasser la condition humaine. Et je crois que l’on ne m’écouterait pas si je n’étais pas convaincu la chose possible, admit-il sans aucune trace d’animosité. Et vous, n’avez-vous jamais été appelé, à une période de votre vie, à devenir une force utile qui puisse influer sur le devenir d’autrui ? Et que, sans votre concours, les choses pourraient aller plus mal encore ?
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01.04.22 11:08

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Ces derniers temps, la douleur ardente du deuil entraînait Tommen bien plus loin qu'il ne l'aurait souhaité, et surtout, plus loin qu'il n'aurait voulu entraîner quiconque. Il eut l'impression de recevoir un coup salutaire, quelque gifle glacée d'eau marine en plein visage, en percevant l'impact que ses discours détachés avaient sur son interlocuteur du moment.

Il ne s'agissait pas d'en oublier la présence. Ni de le maltraiter alors que c'était inutile. Avare en termes de dépenses, le Conseiller l'était aussi en termes de sadisme ; en toute chose il respectait une austère logique. Et ce n'était pas logique que de faire du mal à qui, en acceptant cette conversation impromptue, avec un certain courage étant donné les circonstances, lui faisait du bien. Cet être sauvage était une ligne de vie et il convenait de la traiter comme telle. S'étant ainsi mentalement discipliné, le monstre buveur de sang inclina la tête dans un signe de contrition.

« Je ne souhaitais pas vous chagriner. Mes mots ont dépassé ce que mon état exige. Veuillez accepter mes excuses. »

Il lui semblait percevoir une forme de tentation dans les aveux du promeneur. Et qui n'était pas tenté par le baiser du démon ? Par moments, Tommen oubliait, non pas qu'il était un vampire, mais qu'il avait le pouvoir d'offrir sa contagion. Cela lui semblait si peu enviable ! Et il y était si peu disposé ! Mais néanmoins, le pouvoir était là, arme négligée entre ses mains, qu'il ne pouvait lâcher ni briser. Son regard s'arrêta avec insistance sur la gorge du mortel, comme pour lui rappeler en silence que le serpent tente par sa morsure, et que la morsure laisse douleur et traces. Il prenait cependant en compte ce qui était suggéré, et y répondit, davantage qu'à ce qui était dit à voix haute. Focalisé sur cette présence complexe, ce livre codé à déchiffrer, qui l'ancrait dans la réalité, alors que tout son être cherchait à se déchirer en lambeaux de fumée.

« Une vie qui surpasse la condition humaine est à votre portée. Certains des miens seraient intéressés par votre… candidature. Passer le message et organiser la rencontre me serait aisé. »

Ce qui revenait à répondre que pour sa part, il ne fallait pas compter sur lui. Et quitte à bavarder de leurs responsabilités vis à vis de leurs semblables, autant se montrer tout à fait sincère. D'ailleurs, l'attitude de ce vagabond lui donnait le sentiment d'échanger avec un seigneur. Brisant l'échange de regards par une précaution qui lui paraissait courtoise, il fit un pas en arrière, et reprit avec la paix olympienne qui n'aurait jamais dû le quitter :

« Personnellement, je suis un très mauvais exemple. J’ai participé à la création de ce joyau en contrebas, et pourtant je me dis que, si j’étais mort il y a quelques siècles, si je n’avais jamais vu ces terres, elles se seraient fort bien passées de moi… Et la Cité aurait existé tout de même. D’ailleurs, elle ne ressemble pas en tout point à ce que j’avais imaginé pour elle. Mais laissons cela ; ne gâchons pas le spectacle. »

L'instant de tension trouble s'était évanoui. Restaient deux promeneurs perdus dans les montagnes qui bavardaient de choses et d'autres, échangeant davantage qu'ils ne se le permettaient face à leurs interlocuteurs quotidiens, par dévouement aux tâches qui étaient les leurs. Comme il en avait toujours été. Pourquoi le tableau de Friedrich qui était resté dans les mémoires était-il celui qui montrait une silhouette solitaire ? Tant de ses tableaux montraient des paysages partagés à deux. Personnellement, Tommen trouvait cela plus évocateur.

« Je ne me vante absolument pas de mon manque de conviction, vous savez. Parfois je me dis que je suis mort depuis longtemps, que j’ai toujours été mort, longtemps avant de basculer dans les ténèbres. Mais que voulez-vous, je suis attaché à mes amis : dire simplement adieu me semblerait… discourtois. »

Un petit sourire apparut sur ses lèvres, et ses canines brillèrent au reflet de la lune, l'espace de quelques secondes.
Il avait été capable de dire adieu, pourtant. Un adieu unilatéral et définitif. Par trois fois. Le soir où il avait quitté sans remords sa famille d'adoption, si l'on pouvait la nommer ainsi, car il n'y était qu'un serviteur, et où il avait suivi celle qui deviendrait un jour sa mère des ombres. Le soir, très récemment, où en parlant avec un autre vampire de la Cité, il avait déclaré à voix haute qu'il disait adieu à cette mère, et ne chercherait pas à empêcher son trépas ; alors seulement il avait pris un engagement solide à cet égard. Avant de dire les mots, il les roulait dans son esprit comme les galets d'une rivière, mais ils paraissaient tellement abstraits... Et à mi-chemin entre ces deux soirs, il y avait eu une terrible nuit.
Dieu, comme ils disaient en ce temps-là ! Quels massacres il avait causés... Et avec quel point culminant. Non, il aurait clairement mieux valu qu'il meure de sa belle mort de façon naturelle, plutôt que de vivre ce jour. Il aurait mieux valu qu'on le jette aux chiens avec son père, d'ailleurs il ne comprenait toujours pas pourquoi cela n'avait pas été fait.

« Je pourrais vous conter une histoire, une très vieille histoire. Mais alors, vous m’en devrez une, vous aussi. Et nous serons quelque chose comme des amis ensuite, et vous serez un peu responsable de mon maintien sur ces terres. »

Le vampire, clairement, cherchait à aller mieux. Ce n'était pas entièrement effectif, mais en copiant les discours, les attitudes et les humeurs de son état normal, il cherchait à en reconstituer la présence, quitte à sonner un peu faux. En ce moment, ce qu'il cherchait à revivre, c'était la sensation de plaisanter, à la manière étrange qui était la sienne. Il laissait filtrer dans cette apparente mélancolie les bribes d'une malice qui ne s'exprimait pas à voix haute.

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16.04.22 1:22

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C’est la ville tentaculaire,
La pieuvre ardente et l’ossuaire
Et la carcasse solennelle.
Et les chemins d’ici s’en vont à l’infini
Vers elle.

Le sauvage balaya l’air du plat de la main.

- Ne vous excusez pas. C’est ce que permettent les conversations entre inconnus : elles peuvent conduire à des réflexions que nous n’aurions peut-être pas eues avec des amis. On peut être tenté d’éviter les sujets sensibles avec un ami. Par peur de blesser mais aussi je crois par peur de décevoir : il est plus facile de découvrir un ami en un étranger un ami qu’un étranger en un ami. Et personne n’aime à perdre un ami. C’est très estimable, ce que peut éclairer un étranger sur nous-même. En vérité, je vous remercie Wieland, assura Samoset.

Il croisa les mains derrière le dos, l’œil sur la ville et le sourire apaisé. Les excuses de Wieland, même si elles n’étaient pas nécessaires, eurent bon de lui déposer du baume au cœur. Les mots qu’il avait reçus étaient pourtant les mêmes, mais une douce parole, ouvrant les possibles de l’opposition, permettait de mieux les accepter. Il lui faudrait taire la peur d’abandonner les siens, se promit-il, et continuer de croire que son rêve puisse être porté en dehors de lui. Non, l’immortalité n’était pas souhaitable, mais il ne parvenait pas bien encore à comprendre pourquoi, malgré toutes ses croyances l’idée ne le laissait toujours pas tranquille. Voguant en pensées encore, et comme si son inconscient lui jouait quelques tours pour tester son intégrité, l’image de Markus et lui, immortels heureux, s’imposa sur l’écran de ses projections. Il la chassa, ne souhaitant pas s’y attarder, refusant que son esprit puisse semer davantage de trouble en lui.

Sans doute ses pensées secrètes orientèrent son discours, et influencèrent la façon de formuler les interrogations qu’il soumit à Wieland, mais Samoset ne put s’empêcher d’écarquiller un œil surpris, découvrant que ses tourments avaient transpiré dans ses mots. Il s’aperçut que son cœur battait la chamade : ici se jouait une décision d’importance. Il prit le temps de soupeser les pours et contres de cette inestimable invitation, n’ayant jusqu’à ce jour jamais réalisé que l’opportunité puisse être plus à portée de lui qu’il ne le pensait. Que résoudrait donc l’immortalité ? Il finit par mettre le doigt dessus, à l’écoute de ses peurs : cela faisait quelques temps qu’elle le taraudait, cette crainte de tous les hommes, cette peur viscérale et ancestrale. Le temps s’écoulait, et à mesure que se rapprochait la fin, il craignait de mourir sans jamais avoir pu être le témoin de la mise en œuvre de son unique combat de vie. Il vieillissait, voilà tout. Il n’y avait pas longtemps encore, le clan célébrait ses quarante-deux années de vie. Un an de plus s’était ajouté en traits de fatigue sur son visage d’homme, un an de plus avait plombé un rêve qui menaçait de devenir fardeau.

- Non, Wieland, répondit-il calmement, je vous remercie et je mesure tout l’honneur d’une telle proposition. Mais elle doit me rester inaccessible. Une idée prouve sa valeur et son bien-fondé lorsqu’elle survit à son créateur, si je demeurais, elle mourrait le jour même où je deviendrais immortel. Je ne peux pas l’envisager, ce serait comme admettre que je ne crois plus qu’en ma personne.

Voilà, réalisa-t-il. Voilà pourquoi l’immortalité n’était pas souhaitable. Il croyait en l’humain, aux dhampirs, et il se devait d’y croire plus qu’en lui-même, se rappela-t-il. C’était cette conviction qui l’avait amené à penser d’autres futurs, à guider son clan et à convaincre d’autres personnes de le rejoindre, vingt ans plus tôt. Voilà qui finissait de rejeter une bonne fois pour toute toutes velléités de futurs hégémoniques. Il fallait croire que la force des idées de jeunesse pouvait s’étioler avec le temps, que la peur de la mort pouvait jeter un vent d’égoïsme sur un cœur généreux. Il rappela à son souvenir l’image de Markus et lui, immortels, il la considéra, et transforma le songe à sa guise, donnant à cette vision de lui transfigurée les traits de celui qui ne laisse jamais la chance aux autres de s’élever par eux-mêmes, ce qui invalidait toute son entreprise. La vision disparut d’elle-même, décharnée de son pouvoir de nuisance, et il sut qu’elle ne viendrait plus le hanter. Il sourit, se sentant plus fort, lui et la Harde, lui et cet étranger posé là sur son chemin, comme pour l’aider dans cette quête initiatique. Était-ce qu’on nommait destin ? Ou Samoset avait-il inconsciemment dirigé la conversation en ce sens pour obtenir des réponses ?

Il jeta un œil nouveau sur New Abbotsford, alors que Wieland lui révélait avoir été l’un des artisans de la construction de cette cité. Il l’écouta attentivement alors qu’il entendait ce qui lui semblait être la morale de cette histoire : si ça n’était pas venu de lui, l’idée serait née d’ailleurs, et si son projet ne ressemblait pas tout à fait à ce qu’il imaginait, il aurait toutefois le mérite d’exister.

- C’est tout de même un exploit, admira Samoset en mesurant à peine tous les efforts et le chemin parcouru pour édifier un tel colosse de pierre, cette cité s’élève et résiste depuis des centaines d’années. Elle a sauvé de nombreuses vies, et en sauvera encore bien d’autres.

Il repensa à New Hope, ville tombée aux enragés qu’ils avaient été forcés de contourner en voyageant jusqu’à New Abbotsford depuis les terres d’Ontario. Aux dires des voyageurs, la ville n’avait pas tenu dix ans. Il considéra de nouveau Wieland, peiné de l’entendre parler de son manque de conviction en de pareils aveux. La curiosité et le plaisir de vivre quittait-elle l’homme, à mesure que les âges imprimaient leur succession d’évènements, chaque fois plus semblables aux autres, comme une mise en abyme duquel on ne se sortait plus ? Pourtant l’homme ne manquait pas d’humour, un humour arrivé à point nommé, démontrant par sa seule occurrence presque le contraire de ce qui avait été dit, ou survenait-il pour conjurer le sort ? Samoset rit aux éclats, gratifiant brutalement Wieland d’une tape amicale à l’épaule. Peut-être était-ce aussi pour le consoler, et par l’entremise d’un geste importun, pouvoir le surprendre encore.

Samoset devait s’apercevoir qu’il n’avait pas été seul à jeter un appel à l’aide à qui répondra ce soir. Avaient-ils eu besoin l’un de l’autre, que la vie dans sa clémence, les avait placés sur un même chemin, les laissant libres de saisir cette chance ? Le sauvage s’en sentit honoré, se portant volontaire avec le zèle de la gratitude, louvoyant pour lui dire, combien il estimait cette rencontre :

- Mais nous avons un problème Wieland, je ne voudrais pas que vous soyez mon ami, pour toutes les raisons que j’ai citées, et qui poussent un ami à préserver l’amitié au-devant de la vérité, mais je ne peux vraiment pas refuser d’être en partie responsable de votre existence. C’est un peu égoïste : je crois que je préfère la mienne en vous sachant par ici. Alors je suis bien forcé de le devenir, mais il faudra me promettre de rester tel que vous êtes maintenant : d’une indécrottable honnêteté, lui dit-il le sourire taquin, tendant sa mitaine dans le but de sceller le pacte.
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16.04.22 11:51

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Tommen était presque réellement amusé, pour le coup, par une pensée qui au fond était tragique, mais de telles pensées avaient parfois le chic pour évoquer dans son âme tortueuse une certaine forme d’humour noir. L’homme mourait et l’idée survivait. C’était peut-être son problème ; à chaque ami qu’il voyait mourir, il se rapprochait davantage du statut d’idée. Un de ces jours, ils se croiseraient et le sauvage ne le verrait pas, car il serait devenu pleinement immatériel. Cette fantaisie acheva de dérider le vampire, qui avait grand besoin de se laisser ainsi flotter dans des visions absurdes, le temps de secouer le poids du réel.

Quant à la condition évoquée, rester honnêtes, elle aurait pu le faire franchement rire. Mais il n’était pas du genre à s’esclaffer – ni à frapper sur l’épaule des gens pour manifester sa bonne humeur. Le geste l’avait presque interloqué sur le moment, il s’était demandé ce qu’il avait fait de mal, avant de se souvenir que ce n’était qu’un simulacre de coup, une expression de sympathie. Comme pour signifier son éloignement d’une telle pratique, il prit dans la sienne la main tendue avec autant de délicatesse que s’il supportait les serres d’un oiseau de proie.

« Ne vous faites aucun souci à ce sujet : je suis pathologiquement honnête, et je garde toujours quelque chose d’étranger. Si cela peut faire votre bonheur, tant mieux. D’autres s’en formaliseraient. »

Ramenant la main à ses lèvres où dansait le péril, après un instant d’hésitation, il n’y déposa pas la marque de ses crocs, mais un baiser. La vérité était une bien belle chose, mais ce n’était qu’un moyen pour vérifier de temps en temps que l’essentiel était toujours là : la confiance et la loyauté. Et il en fallait pour se prémunir de transformer un tel rapprochement, dents de vampire contre peau humaine, en un bain de sang instantané.

« A la vérité, donc, » déclara-t-il en le relâchant. Vérité qui ne lui réclamait pas d'afficher un autre nom ; c'était en quelque sorte son nom de sauvage qu'il avait donné, et en ces terres, il était réellement le sien.

Son corps se déplaça imperceptiblement dans l’espace, plaçant entre eux la distance de sécurité qui dissipe toute équivoque. Oh, perdre un ami n’était pas appréciable, bien sûr, mais on le perdait inévitablement. A chaque instant qui tombait dans le grand puits du passé. A chaque voyage qui en dérobait les traits et les restituait changés. A chaque léger conflit qui instillait le venin de la rancune et la brûlure du doute. Et puis, au dernier adieu.

C’était si rapide, comme admirer la danse d’une flamme au bout d’une allumette. Ce qu’il n’aurait pas dû tant apprécier, étant donné l’absence d’affinité entre son peuple et les charmes du feu. Pourtant, il avait toujours le coeur serré pendant une brève seconde lorsqu’il allumait sa cheminée pour éclairer quelque conversation : l’éclat de la lumière se reflétait sur les visages, et il sentait un vertige s’emparer de ce qu’il possédait encore de capacité d’attachement. Tous, ils étaient des flammes au bout d’une allumette.

Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta.


A vrai dire, c’était ainsi qu’il comprenait le fait de s’attacher. Accepter cette douleur lancinante qui ne faisait jamais que croître, l'accepter et presque la chérir, par égard pour autrui. Mais sur ce point, il se savait sinistre, et préféra revenir à d’autres considérations. A sa manière de s’éloigner légèrement, physiquement comme en pensée, il dévoilait, avec cette honnêteté pathologique dont il avait parlé et dont il n’était pas maître, pour peu qu'on sache observer, qu’il craignait le pacte qu’il venait de passer.

« Ceux que nous avons aperçus en contrebas… Diriez-vous que ce sont des êtres intelligents, j'entends par là, qu’ils pourraient me damer le pion à l’intelligence ? Diriez-vous qu’ils sont organisés ? »

Il y avait une façon dont ils pouvaient, effectivement, lui en remontrer sur ce plan : s’il restait dans cet état quasi animal, pire qu’animal, enragé, qui l’avait saisi quelques minutes plus tôt. Un tel état, prolongé et impérieux, plus fort que sa raison, plus fort que les avertissements de ses sens et le hurlement de son instinct de survie, pourrait faire de lui la plus vulnérable des créatures… face à un adversaire intelligent.
L’ombre d’une intuition terrible frôla les frontières de sa conscience, puis se dissipa.
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22.04.22 13:23

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Samoset le considéra avec sérieux et sérénité, sa main tendue en pont vers l’autre rive, entendant de la bouche de son nouvel ami ce que le nomade avait soupçonné : l’homme, ni par méchanceté ni par provocation, mais plutôt par innocence, se caractérisait par une franchise absolue. Samoset sourit. Plus que de s’en accommoder, il se découvrait très à l’aise en présence de ce type de personnalité, le trouvant sinon libérateur, attachant dans sa solitude aussi voulue que subie, comme tant d’autres individualités qu’il ne discriminait pas. Les taiseux, ils les laissaient se dévoiler à leur rythme, démêlant la forêt pour en voir le cœur, parfois son intuition le faisait tout seul, mais il ne disait rien, car chacun avait la primauté sur ses révélations. Samoset avait la fâcheuse tendance de trouver toujours une bonne raison de vouloir protéger l’autre, et ce pacte ne dérogeait pas à la règle. Wieland saisit avec délicatesse la main tendue, finissant de bâtir cette route au-dessus du lac aride de l’apathie, clivant trop souvent leurs deux espèces. Wieland ne se contenta pas de la serrer, mais bien de la guider à lui. Si le geste surprît Samoset, il se laissa faire, fronçant légèrement un sourcil, comme lorsqu’on se concentre pour comprendre quelque chose qui n’est pas évident, ses muscles pas tout à fait dociles, mais accompagnant néanmoins le geste, là, jusqu’à ses lèvres. Un baiser, seulement. Et Samoset comprit, caméléon, perméable à l’étrangeté des autres. « À la vérité, donc » dit l’un, « À la confiance », répondit l’autre, alors que Wieland s’écartait déjà imperceptiblement, sans que Samoset ne le remarquât outre mesure. C’est dans le silence de son nouvel ami qu’il perçut une certaine réserve sur le pacte plus tôt contracté. Samoset n’insista pas, lui cédant la priorité de la parole. Dans son amitié, on ne lui devait rien que bienveillance.

Le nomade émit un petit rire de cave, amusé que Wieland puisse concevoir que d’autres êtres pouvaient se montrer plus intelligents que lui, amusé aussi, de constater qu’il trouvait menace dans cet ordre de valeur.

- Non, je ne dirai pas qu’ils sont plus intelligents que vous, individuellement je serais étonné que ce fut le cas. Mais je ne crois pas que c'est ce qu’il faut craindre. Chez ce que vos villes appellent les sauvages, nous voyons plus d’Hommes en colère que d’Hommes disposés à façonner un futur plus paisible. La vie est un combat constant, dans toutes les organisations nomades que j’aie pu voir. Et les dhampirs sont les responsables tout trouvés. Le danger se situe au niveau de l’intelligence collective, si la foule marche comme un seul homme, elle se dote d’un pouvoir de destruction immense. Et si ce qu’ils disent est vrai, si New Princeton est effectivement tombée, ils sont définitivement organisés, et nombreux.

La menace était réelle. Les revendications haineuses s’aliénaient trop aisément en folie obsessionnelle. La Harde avait autant à perdre des agissements d’une telle mouvance que les dhampirs des cités. Bien que tous les membres de la Harde apprissent très tôt l’art du combat, afin de pouvoir préserver sa vie et celle des autres, la violence envers toutes créatures d’intelligence devait être un dernier recourt, car celle-ci se propageait comme une trainée de poudre. Elle marquait les consciences, soulevait l’indignation, enfiévrait les cœurs d’horreurs et de velléités de vengeance abreuvait les esprits. Cela mettrait à mal tous les efforts du clan, et il leur faudrait repartir de zéro. L’image de Prym s’imposa à lui, non telle qu’elle l’avait quitté, mais plus âgée. Ses longs cheveux gris souris ondulaient toujours sous la lumière, son œil était fatigué, son front barré de rides, son œil moins vif, mais son sourire extatique demeurait le même. Vingt ans déjà qu’ils ne s’étaient pas vus, était-elle toujours en vie ? Samoset n’y songeait plus aussi souvent que dans les premières années où la solitude l’avait durement éprouvé. Il ne se définissait plus comme le fils de quiconque, n’avait de parenté qu’avec la Harde, à la fois père, frère, ami et emblème. Il était déjà pour beaucoup une représentation, un symbole, une figure rassurante aussi disposée qu’inaccessible, de celles qui inspirent la foi. Peu rappelaient encore à leur souvenir la sagesse de la Doyenne, elle avait depuis longtemps abandonné son influence, la laissant à son fils en héritage. Peut-être l’avait-elle su, dans sa grande intelligence, lorsqu’elle s’était portée volontaire pour quitter le clan au profit de la ville. Peut-être s’était-elle délibérément soustraite à la Harde afin de lui permettre de changer de visage, et de laisser cet homme qui se trouvait être son fils, devenir un personnage qui appartiendrait à l’histoire de ceux qui voudraient bien la conter. Comment parler de cette femme qui avait été sa mère ?

- Quatre membres de mon clan ont choisi de demeurer à New Princeton, il y a des années de ça. Je crains pour eux, ainsi que pour cette cité avec qui il avait été possible de former des alliances dans la paix et le respect. Je reviendrai voir ces hommes demain matin et leur parlerai pour en savoir davantange. Cette situation est inquiétante, admit Samoset.

La Reine Lucia avait été des plus affables lorsqu’il avait présenté ses doléances, il avait même senti chez elle une curiosité sincère. Il lui avait semblé qu’elle aurait bien volontiers aimer poursuivre la conversation. Il était bien jeune à l’époque et ne souhaitait que prendre la route, initier le mouvement et la transformation du clan, mettre à l’épreuve du feu l’acier informe de ses convictions. Une impatience qu’elle lui pardonna sans même avoir besoin de le mentionner. Ce souvenir le rendit amer, pouvait-il avoir une part de responsabilité dans sort de la cité ? La présence de la Harde à ses abords aurait-elle pu changer quoi que ce soit, ou était-ce inéluctable ? New Princeton représentait un espoir, elle s’érigeait souvent en exemple dans les plaidoyers du clan. Les anciens membres de la Harde avaient pu être témoins de la politique moderne de la ville. Les nouvelles générations devaient croire ces révélations sur parole, mais elles avaient la teneur d’une Atlantide utopique. Samoset n’avait jamais encouragé la Harde à y revenir, argumentant que la cité n’avait pas besoin d’eux pour évoluer. S’était-il fourvoyé ? Le maintien de l’acquis et sa protection ne comptait-il pas autant que la propagation du message ? Devaient-ils s’y rendre, aider la cité, prouver au monde que l’alliance des nomades et des cités vampires offraient bien plus d’avantages que d’inconvénients ?

- Si j’apprends que New Princeton est tombée, et que ces hommes ne pourront jamais être convaincus de rebrousser chemin, je pourrais vous en informer. Si je perçois ne serait-ce qu’une infime possibilité de débattre et d’entrer en contact avec leur leader, si toutefois ils en ont, je m’engagerai sur le chemin des négociations. Je pourrais vous demander ce que compte faire New Abbotsford, mais vous ne seriez pas obligé de me répondre. Pour l’heure, moi, c’est tout ce que je peux faire.

Il se tourna vers Wieland, profita de son profil pour mieux scruter les réactions de son visage. La Harde pourrait-elle se tenir aux côtés de New Abbotsford dans les décisions malheureusement nécessaires qui pourraient être prises ? Il ne savait pas à quel point Wieland était encore impliqué dans la politique de la cité, il ne connaissait que quelques fameux noms, ceux de la Reine et du Roi consort, entre autres, aussi était-il resté vague et ouvert. Il s’avança au bord de la falaise, gratta la neige de sa semelle comme un loup tournant en rond avant de s’assoir, et se posa là, profitant d’une avancée rocheuse en contre-bas pour caler ses chausses.

- Me conteriez-vous votre très vieille histoire cher Wieland ?, demanda-t-il doucement, comme on s’immisce en douceur pour ne pas faire fuir un animal sauvage, avec le ton de la promesse de ne prendre ombrage de rien en cas de refus, et à l’inverse, de mettre chacun de ses mots à l’abri, dans le creux du secret.
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22.04.22 18:18

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Qu’elle était belle, cette ville en contrebas de leur point de vue, presque une carte postale, un peu gothique cependant dans sa composition. Belle comme une montagne percée d’habitations troglodytiques. Tommen l’avait dit, elle portait l’empreinte de ses mains, de sa manière de penser, dans toute sa structure. Mais elle n’était pas Sa ville. Il déclinait toute responsabilité quant à sa politique. Le Sauvage à ses côtés perdrait peut-être toute envie de bavarder avec lui, si ses regards pouvaient transpercer ces murailles, et promener leur curiosité dans ces rues. Il aurait pu l’y faire entrer… mais dans une certaine mesure, il avait honte. Et le risque était trop haut, de partager ce secret qui était sien avec quelqu’un qui resterait aisé à capturer pour l’armée ennemie. Pire : il voulait s’y confronter et afficher ses positions ouvertement.

« S’ils sont intelligents, ils vous tueront. » Et avertir ses pairs de l’existence d’un tel leader pouvait avoir le même résultat. Tommen ne pourrait pas dire qu’il ne l’avait pas envisagé. « Et s’ils sont bien renseignés, je ferais mieux de ne plus sortir, tant qu’ils seront là. »

Son réflexe personnel aurait été de former des unités de vampires, puissants et déterminés, et de massacrer systématiquement cette horde absurde tant qu’il en était encore temps. Une frappe préventive, en quelque sorte. Mais il savait qu’il n’était pas exactement raisonnable, ces derniers temps, et le massacre lui venait un peu trop facilement en tête. C’était très étrange de se retrouver dans une pareille agitation ; il se pensait vraiment plus détaché que ça.
A nouveau, il se demanda si tout cela pouvait être un infâme piège. Mais il ne parvenait pas jusqu’à la formulation d’une pensée construite. Il aurait fallu que sa propre figure soit au centre. Ça n’avait pas de sens, à ses yeux. Du moins, il n’en voyait pas.

« J’ignore ce qui arrivera lorsque les miens prendront en compte la menace. Il est possible que nous nous contentions de faire les morts. Cela nous a plutôt bien réussi jusqu’à maintenant. »

Avec un sourire glacé, il abandonna ce sujet. Ils verraient bien ce que l’avenir leur jetterait au visage, et il ne leur resterait plus qu’à parer. Le bout de son bâton dessinait un visage vague dans la neige ; un visage de femme, sur lequel dansait la lumière argentée. Le visage du passé.

« La lune rouge était descendue sur Terre. Elle arpentait les chemins, et un loup s’était mis à la suivre, envoûté parfois, d’autres fois décidé à suivre son propre chemin et vivre sa propre vie. Et tous ces chemins les avaient amenés à un croisement. Le loup partit de son côté, ce jour-là. Un groupe de nomades jouait de la musique au long d’un fleuve et il vint s’asseoir à leurs côtés. La musique dansait devant le feu. C’était bien plus beau que la lune, fût-elle rousse, et bien moins froid. Le loup décida d’écouter. La musique et lui connurent quelques belles années… des grains de neige vite fondus entre nos doigts. Nos errances se séparaient, et se recroisaient. Bien sûr, je ne vieillissais pas, cela finissait par se remarquer ; mais il ne m’en tenait pas rigueur. »

Thérende de Noth, c’était le nom de scène du saltimbanque, aux limites du brigand, qui résonnait dans son esprit. Quant à un prénom dont il l’aurait décoré lorsqu’ils étaient seuls, il n’avait plus de certitudes. Pendant deux siècles entiers, il lui avait été catégoriquement impossible d’y repenser. Une initiale en R, peut-être. Tant pis. Ça ne l’aurait pas bien avancé d’en avoir conservé davantage ; il n’était pas de ces vampires qui parfois font naturaliser, ou conserver dans des bocaux de solution d’alcool, des fragments de leurs anciennes compagnies mortelles.

« La lune en fut jalouse. Elle s’empara de la musique. Le loup, en chasse sur de lointains horizons, ne savait rien du cauchemar que traversait son ami. Elle le jeta au fond d’un puits, où il manqua s’éteindre. Elle le tourmenta à rendre ses yeux rouges à leur tour. Elle savait si bien faire cela… Et puis… la musique lui montra que parfois, le brasier monte plus haut que les astres. Il prit le dessus, ce simple mortel, sur ma créatrice. Il la condamna au fond du puits et monta la garde en attendant qu’elle meure. Il avait vu le démon et estimait de son devoir de le faire rentrer sous terre. Mais c’était compter sans moi... l’envoûtement était puissant, et si loin que m’aient emporté mes pas, je ressentais l’agonie de ma mère jusque dans ma poitrine. Pour lui, je n’étais pas revenu ; pour elle, oui. »

De mèches en mèches, la chevelure du visage au sol commençait à envahir tout l’espace de neige vierge. Brusquement, Tommen se tut. Le dessin, qui était devenu rageur, prit fin. Debout au-dessus de cette sirène qui semblait emprisonnée dans le sol, qui semblait le narguer à travers la surface blanche, il l’écrasa d’un coup de talon. C’était si facile, aujourd’hui… Facile, parce qu’elle n’était pas réellement là, entre lui et le Sauvage, pour le rendre fou.
A nouveau, il recula d’un pas. Accusateur, car c’était un procès. Il était à la fois le procureur et l’accusé ; et s’il érigeait son interlocuteur en juge, il le soupçonnait de s’apprêter à occuper d’abord le rôle d’avocat. Quel étrange homme c’était là… dommage de se dire qu’il allait sans doute se faire tuer bientôt comme un imbécile.

« Que s’est-il passé, selon vous ? L’instinct a décidé pour moi. Il fallait qu’elle survive, il fallait que je sois loyal, il fallait qu’elle mange. Aucun délai n’était envisageable. »

Et il aimait les loups, mais à la vérité, ce n’était plus qu’un chien. Avait-il jamais été davantage ?
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