de la mort
A L'ETERNITE
"N'est point mort qui peut éternellement gésir
Au cours des âges la mort même peut mourir."
H.P. Lovecraft
1807 ☾ Ils sont là, tremblants de peur pour leur vie alors que le monstre s'avance, figure hideuse faite d'un visage qui n'a d'humain que le nom, les lèvres retroussées sur des crocs ensanglantés, le regard animal brillant d'une lueur féroce et meurtrière. La soif est grande et cette famille isolée au milieu des bois, campant sur le bord d'une route rarement fréquentée, laisse échapper un fumet délicieux pour qui n'a pu se restaurer depuis plusieurs jours maintenant. Le Strigoï avance lentement, l'humain brandit une épée, maladroit, malhabile, ses mains tremblantes ne parvenant pas même à la retenir quand le monstre la lui arrache avec une facilité déconcertante sous les cris apeurés de sa femme. Ils reculent, suppliants, implorants alors que derrière la bête le corps de leur passeur gît sans vie, face pâle levée vers le ciel, une expression d'effroi encore figée sur ses traits. Le monstre avance encore, puis soudain s'immobilise quand les parents brandissent devant eux, à bout de bras, un enfant qui ne tient pas même encore sur ses jambes. Ils implorent alors, déposant le petit être innocent devant eux, reculant vivement de plusieurs pas, abandonnant la chair de leur chair en sacrifice au monstre pour qu'il les épargne. Le bébé n'a pas même un an, le froid de la nuit le fait frémir et il chouine légèrement, se mettant à quatre pattes pour essayer de revenir vers ses parents qui le repoussent, lui crie dessus sous le regard du Strigoï qui demeure immobile, observant la scène comme une statue, immuable et éternel. L'enfant ne comprend pas, il s'arrête, s'assoit à même le sol et regarde autour de lui, perplexe, perdu, puis soudain le monstre s'avance et s'accroupit à deux pas du petit être qui lève vers lui de grands yeux bleus intrigués. Nulle larme, nul cri, rien que de l'inconscience alors qu'il se met de nouveau à quatre pattes, s'avançant vers la bête tandis que ses géniteurs, soulagés, commencent à reculer sous les frondaisons. Qu'il aille donc jouer avec le monstre pendant que eux s'enfuient, ils pourront toujours en avoir un autre... du moment qu'ils sont en vie, il y aura d'autres enfants. Le futur sacrifié de son côté tend une main qui vient se poser malhabilement sur le genou à portée, les doigts manquant de force s'accrochant au tissu, le tirant doucement par petits à-coups, évaluant la texture avant de lâcher prise, la paume se levant et s'abaissant pour tapoter le genou tandis qu'un gazouillement amusé échappe au petit être inconscient du danger mortel face auquel il se trouve. Et tandis que les parents voient les mains du monstre se tendre pour saisir l'enfant, ils font volte-face et s'enfuient en courant, abandonnant derrière eux leur premier né pour tenter leur chance à la faveur de la nuit. Le bébé, hissé jusqu'au visage de l'immortel, darde sur lui ses grands yeux d'un bleu intense, sa main se tendant vers les joues, les tapotant comme seuls les jeunes enfants peuvent le faire, attrapant une mèche noire avant de tirer dessus, un gazouillement proche du rire lui échappant tandis que les lèvres du Strigoï s'étirent en un sourire cruellement amusé.
- Ainsi soit-il.
La voix caverneuse résonne doucement avant qu'il ne serre l'enfant dans ses bras, se précipitant alors à la poursuite des humains qui ont ainsi sacrifié leur enfant à ses sombres desseins. Il connaît bien cette forêt et il ne lui faut guère plus de quelques dizaines de secondes pour les rattraper, fondant sur eux comme la Mort étendant son ombre sur les condamnés. Jetés à terre, ils implorent de nouveau alors qu'ils voient l'enfant être déposé au sol, le monstre tapotant doucement le dessus de sa tête avant de se jeter sur ceux qui n'étaient pas dignes de donner la vie, les massacrant dans un concert de râles et de vaines supplications assourdissants. Et lorsque la forêt semble retrouver un semblant de calme, bien que les animaux demeurent aussi silencieux que possible après un tel carnage, l'immortel revient vers le petit être qu'il soulève de nouveau dans ses bras, essuyant machinalement du revers de sa manche le bas de son visage tâché de sang, un sombre sourire satisfait aux lèvres. Le jour ne se lèvera pas avant plusieurs heures, il peut encore rentrer avant que ses rayons mortels ne se manifestent et l'empêchent de se reposer sereinement. Maintenant l'enfant contre lui avec une certaine précaution, l'immortel s'élance alors à travers bois en direction de sa demeure située plus loin sur ces terres maudites où rares sont ceux qui osent s'aventurer sans s'acquiter du droit de passage.
1827 ☾ Empire d'Autriche
- Debout.
La voix ordonne dans un calme menaçant, tandis que l'homme qui la possède darde un regard sombre sur la silhouette jetée à terre la seconde précédente. Le sang coule de la pommette tailladée sous l'impact, le reste du corps n'est pas en meilleur état et le soubresaut qui l'agite trahit la douleur qui parcourt chaque fibre de cet être mortel.
- Trop lent.
Le coup de pied qui s'écrase contre les côtes arrache un cri de douleur à la cible qui se retrouve projetée sur deux mètres, raclant le sol dans un nuage de poussière et de gouttes de sang éclaboussant les alentours immédiat dans un sinistre ballet. Un râle échappe à celui qui se stabilise, face contre terre, avant qu'une main pâle n'empoigne ses cheveux, lui redressant la tête, son visage se fixant au sien avec une humeur maussade teintée de déception.
- Crois-tu que l'ennemi te laissera le temps de rassembler tes forces ? Tu ne dois pas endurer la douleur, tu ne dois faire qu'un avec elle. C'est elle qui doit t'obéir, pas toi qui doit t'y soumettre.
Les yeux bleus se chargent de colère malgré la souffrance qu'on y lit, et l'homme au teint pâle plisse le regard, juste avant que son autre main n'arrête le poing de sa cible, laissant entrevoir un rictus cruel et satisfait.
- C'est mieux.
La main qui tenait les cheveux s'abat soudain en entraînant le crâne vers le sol, l'y frappant sourdement sans ménagement avant de finalement lâcher prise.
- Mais insuffisant. Nous reprendrons dans trois jours, d'ici là panse tes blessures.
Il se lève lentement, dépliant sa longue carcasse élimée par le temps, dardant un regard sur l'humain à terre qui peine à respirer sans bruit, en nage, le corps parsemé d'entailles et d'ecchymoses. L'entend-il encore seulement dans cet état ? Il en est persuadé.
- Tu dois devenir fort, je ne souffrirais pas d'un boulet à mes pieds lorsque ton heure sera venue.
Perclu dans le tourbillon de sa douleur, l'homme aux yeux bleus parvient à entrouvrir les paupières alors que les pas s'éloignent, apercevant la silhouette qui se découpe dans le cadre de la porte, se retournant vers lui alors qu'il tend faiblement la main dans sa direction, non pas suppliant, mais désireux malgré son état de continuer à lutter. Un autre sourire étire les lèvres cruelles avant que la porte ne se referme dans un claquement sinistre qui emporte les bribes de sa conscience loin de son état relatif d'éveil. Le sol est si frais comparé au feu qui brûle son corps, l'entraînement a été rude cette nuit, dormir est la seule chose qui importe maintenant. Dormir, récupérer, se soigner, recommencer... Les semaines se suivent et se ressemblent, mais son corps est de plus en plus fort, de plus en plus endurant, et il sait qu'un jour il sera suffisamment à la hauteur pour faire sa fierté. L'inconscience le cueille, l'oubli de son corps l'emporte loin de la douleur alors que ses souvenirs refont surface sous forme de rêves, de bribes éparpillées dans le flot de son subconscient. Elevé par des immortels, simple humain recevant le privilège non pas de servir, mais d'être forgé, façonné selon leur vision d'éternels, de comprendre le poison que représente l'Humanité pour ce monde, la nécessité de réguler leur nombre, de les empêcher de proliférer comme la gangrène chez un blessé. Les humains ignorent tout de cette présence dans l'ombre, ils n'ont gardé de cette connaissance ancestrale qu'une peur indicible de l'obscurité, de ce qui se cache la nuit dans les recoins dépourvus de lumière, jetant un regard nerveux par-dessus leur épaule et vérifiant sous leur lit que rien ne s'y cache, gardant une bougie à portée de main pour mieux se rassurer lorsque le jour disparaît à l'horizon. Le jeune homme a été éduqué pour devenir l'un de ces êtres de la nuit et c'est pour lui une épreuve autant qu'une fierté indicible, le poussant à subir les entraînements de plus en plus rudes depuis près de dix ans, tout en cultivant son esprit et sa capacité de penser, de réfléchir, de jauger le monde qui l'entoure et les êtres qu'il peut être amené à rencontrer. Une nuit viendra où il sera prêt, où il passera l'épreuve ultime et sera enfin accepté au côté de celui qui l'a recueilli lorsqu'il n'était encore qu'un bébé... et qu'il appelle Père.
1838 ☾ Il brûle. Il brûle et hurle à l'agonie, son corps se consumant à une vitesse irréelle sous le regard froid et détaché de l'humain qui voit ainsi tomber son ennemi. Non loin de là l'homme l'observe avec la plus grande des attentions, laissant la scène s'achever dans un crépitement incandescent. Les silhouettes qui se tiennent dans l'ombre observent également, se jetant des regards tandis que l'homme s'avance finalement, posant une main sur l'épaule du mortel, acquiesçant d'un air satisfait.
- Tu es prêt.
Ils se tournent l'un vers l'autre alors que le feu brûle encore ardemment à quelques mètres d'eux. Les yeux bleus se lèvent sur ceux, noirs comme la nuit, de celui qui l'a éduqué et façonné pour cet instant, cet accomplissement qui signe la fin de sa vie cette nuit. Depuis cette époque lointaine, dont il ne garde nul souvenir, où cet homme l'a épargné pour l'éduquer comme l'un de ses dignes descendants, il n'a eu de cesse de vouloir faire sa fierté, se dévouant à cet objectif ultime d'être à la hauteur du privilège qui lui serait accordé de les rejoindre, lui son Père adoptif et eux, ses frères et ses sœurs qui les observent dans l'ombre avec un air tout aussi satisfaits que leur Créateur. Ils s'en retournent alors à la demeure familiale, leur demeure à tous, les préparatifs du rituel ont été achevés en leur absence et ils peuvent ainsi prendre place en cercle autour du mortel et de son Créateur. La cérémonie durera autant de temps qu'il faudra à la vie pour accepter d'abandonner ce corps qui agonisera durant des heures, des jours et des nuits, pour mieux renaître à sa véritable existence, la seule qui importe, la seule qui vaille la peine d'être vécue. Et quand la première victime sera amenée au centre du cercle, suppliante et implorante, c'est une bête avide de sang qui se jettera sur elle, la vidant jusqu'à-ce que la mort l'emporte et que la conscience daigne enfin refaire surface. Assoiffé, affamé, le nouveau Strigoï se relèvera enfin, dardant un regard bleu intense sur ceux qui l'entourent, sur ces frères et ces sœurs légitimes, s'arrêtant sur cet homme qui l'a mené à ce moment précis. La voix grave et rauque résonne alors, et les mots qu'elle prononce font naître un sombre sourire satisfait sur les lèvres du nouveau né.
- Sois le bienvenu, mon Fils.
1916 ☾ C'est à se demander qui sont les monstres, quand il darde son regard sur les nouvelles fraîchement apportées par l'un de ses frères. La guerre faire rage, une guerre mondiale, impossible, impensable et pourtant... C'est à croire que les humains se complaisent dans les conflits permanents, qu'ils ont besoin de cela pour se sentir exister, pour justifier leur présence sur cette terre. Rodan secoue la tête et repose le journal, s'enfonçant dans le fauteuil en soupirant inutilement. L'un des aînés lui tapote l'épaule avec un sourire fataliste et résigné, affirmant qu'il va s'y faire, bien que deux ans auparavant ce dernier avait affirmé qu'une telle guerre signait la fin d'un monde et le début d'une ère qui ne risquait pas de leur être favorable, comme lorsque l'électricité avait été créée disait-il. Pour autant le Strigoï savait qu'ils devaient demeurer dans l'ombre et laisser les mortels régler leurs conflits, aussi fous soient-ils. L'un de leur frère s'était rendu sur place pour y retrouver des connaissances de longue date, mais il n'avait plus donné signe depuis plusieurs semaines et leur Père affirmait qu'il fallait attendre et demeurer à l'écart malgré tout. Ne jamais s'impliquer, demeurer dans l'ombre, tel était le crédo de leur famille depuis des siècles et ils devaient tous s'y tenir sans exception. Vivement que cette guerre insensée s'achève, que les humains en retirent une leçon et qu'ils ne reproduisent pas la même erreur.
1940 ☾ Ils le faisaient exprès, ça n'était pas possible autrement ! Fulminant depuis plus d'un an maintenant, Rodan n'en revenait pas que la bêtise humaine soit étendue à ce point et son Père le regardait faire les cent pas avec un calme olympien qui aurait donné des sueurs froides au meilleur des interrogateurs qui soit. Agité et furieux, il ne décolérait plus depuis plusieurs nuits maintenant et l'un des aînés avait appelé leur Créateur en renfort afin qu'il lui fasse entendre raison, non sans mal.
- Ton agitation est inutile, Fils.
- Rosa et Jeremiah ont été tués Père, comment pourrais-je me calmer ?!
- C'est que leur heure était venue.
- Comment pouvez-vous dire cela ? Ils n'avait pas même cinq siècles.
- Ce monde était trop différent du leur, ils n'ont simplement pas survécus aux changement qui s'y sont opérés.
- Vous les avez senti mourir Père, Arnold vous a vu lorsque vous vous êtes effondré en sentant leur agonie.
- Toi et tes autres frères et sœurs êtes toujours de ce monde, cela me suffit.
- Ne mentez pas Père, pas à moi. Même maintenant vos yeux vous trahissent.
Le vieil immortel plissa le regard et s'avança lentement vers son Infant, celui-ci se figeant en le voyant ainsi approcher, dardant sur lui ses yeux d'un bleu intense où une vive lueur brillait encore malgré le siècle écoulé. Le Strigoï s'immobilisa face à ce fils encore trop impulsif, un sourire indulgent et triste étirant ses lèvres fines et cruelles.
- Tu comprendras lorsque le temps aura apposé sa marque sur toi. Tu laisses encore tes émotions et ton instinct prendre le pas sur ta raison, mais tu apprendras.
Rodan grimaça en baissant les yeux, les poings serrés, vaincu face à ce calme inaltérable que son Créateur arborait toujours sans faillir.
- ... Pardonnez-moi Père. Ma peine est plus forte que je ne l'aurais cru, je n'aurais pas du vous manquer de respect.
- Tu es pardonné, Fils. Maintenant viens avec moi, l'entraînement te fera du bien et t'aidera à évacuer ces émotions inutiles. En temps de guerre, seule compte la maîtrise de soi si l'on veut survivre. Tiens-toi toujours à l'écart des conflits, fais ce qui doit être fait pour demeurer éternel, et laisse à ceux qui ne veulent plus fouler cette terre le droit de se laisser démasquer et tuer en allant au-devant du danger.
Se dirigeant vers la salle d'entraînement, le jeune immortel s'arrêta au beau milieu du couloir, levant un regard indéchiffrable sur celui qui les guidaient tous.
- Père ?
- Oui Fils ?
- ... Ne mourrez jamais, je vous l'interdit.
Un sombre sourire amusé étira les lèvres du Créateur qui fit signe à son infant de le suivre, gardant pour lui cette vérité qui était autant valable pour les vampires que pour les humains : les enfants survivaient toujours à leurs parents, car c'était ainsi qu'était l'ordre des choses.
2025 ☾ Enfreindre ses propres principes, voilà qui était aussi surprenant qu'inattendu venant de lui, et Rodan eut beau savoir que son Père voulait préserver l'humanité pour leur permettre, à eux, de demeurer sur cette terre, force fut de constater qu'il avait signé là sa perte, au grand damn de tous ses infants, lui y compris. Lorsque les mortels avaient failli plonger ce monde dans une troisième guerre mondiale dont cette fois nul ne serait ressorti victorieux, les immortels étaient sortis de l'ombre, révélant leur existence et ouvrant ainsi la porte à une menace qu'ils avaient toujours prit soin de garder aussi loin d'eux que possible. Les humains savaient... et ce fut le début de la fin. Lorsque plusieurs de ses frères et sœurs disparurent, Rodan voulu partir à leur recherche, mais ce fut leur Père qui s'en chargea, leur ordonnant de se cacher, de s'éloigner des mortels, laissant entendre que des actes impardonnables étaient probablement perpétrés et qu'il devait s'en charger. Puis il avait disparu des radars, lui l'Eternel, le Créateur, leur Père à tous dont l'âge pourtant avancé et l'expérience de près de mille ans n'auraient pas dû causer sa perte. Il avait voulu sauver les siens et il avait péri à son tour, telle fut l'atroce émotion qui scinda leurs cœurs quand les derniers de ses enfants, tous au même moment, éprouvèrent soudain un déchirement innommable, sentant s'éteindre en eux la flamme de celui qui les avaient fait renaître à cette existence immortelle. Père. Figure d'autorité au calme trompeur, sage parmi les sages de par sa prudence et sa volonté de préserver leur race, il avait fini par succomber à une mort peu enviable, laissant derrière lui une lignée brisée qui s'éparpilla aux quatre coins du monde, chacun ayant besoin de vivre son deuil de la façon qui lui convenait. Certains se cachèrent, d'autres laissèrent l'astre du jour les emporter dans un gâchis incompréhensible, et d'autres encore comme Rodan voulurent trouver les responsables et se rapprochèrent des lieux d'expérimentations gérés par les laboratoires Squibb, dernier endroit où le Créateur avait reconnu vouloir se rendre afin de découvrir la vérité et faire ce qui devait être fait. Issu d'une époque révolue, à peine adapté à son temps, le vieux vampire n'avait pas eu une chance face à l'ennemi et il en avait payé le plus lourd tribu qui soit.
2026 ☾ Les cent pas étaient déjà loin, de même que la destruction d'une bonne partie du mobilier de la planque et des coups frappés dans les murs. Dimitri n'avait pas bronché en voyant l'état dans lequel se trouvait l'endroit où Rodan se cachait depuis bientôt deux semaines, fou de chagrin, mais de rage surtout, passant ses nerfs sur ce qu'il pouvait. Ils n'avaient pas tant d'écart d'âge que cela, moins d'un siècle, mais leurs tempéraments différaient grandement, de même que leur parcours, et c'était là que se trouvait toute l'importance, dans les détails. Ils s'étaient rencontrés alors que l'infant venait de découvrir la mort de son Père, que ceux de sa famille qui avaient survécus avaient appliqués à la lettre l'une des règles de celui-ci, à savoir se disperser à sa mort afin que chacun aille fonder sa propre lignée et perpétue l'esprit de leur famille. C'est ainsi qu'alors que Dimitri cherchait des informations sur les laboratoires Squibb et ce qui avait bien pu arriver à son vieil ami, avait-il trouvé le dernier fils de celui-ci qui soit resté dans les parages. Un long échange de plusieurs heures en avait découlé, jusqu'à-ce que sentant l'aube approcher, Rodan ne ramène ce semblable à l'abri de l'astre du jour dans sa planque du moment. Et depuis lors, l'ami du disparu tentait de raisonner l'immortel récalcitrant, de le convaincre de quitter la ville plutôt que d'agir sous le coup de ses émotions, non sans mal.
- Plus rien ne te retiens ici.
- Ils doivent tous payer.
Martela avec rage l'immortel aux yeux bleu, tournant dans la pièce comme un fauve en cage, un rictus de fureur retroussant ses lèvres, dévoilant ses crocs qui ne demandaient qu'à servir. Il avait déjà tué deux mortels plus tôt dans la soirée, les vidant en grande partie, mais ni l'ivresse du sang frais parcourant ses veines, ni le plaisir qu'il avait retiré d'ôter ces vies, ne suffisait à apaiser ne serait-ce qu'un peu le tourment que la perte de son Créateur avait engendré. Lui mort, tout comme certains de ses frères et sœurs, les autres s'étant dispersés dans la nature, il avait refusé de suivre ceux dont il était le plus proche, laissant le cadet de la famille suivre leurs aînés tandis qu'il était demeuré en arrière, déraisonnable et entêté.
- Gottlieb m'a fait jurer d'aider ses Fils à accéder à la grandeur. Je ne saurais accepter que tu m'amènes à compromettre ce serment.
- Et pour aller où ? Les humains pullulent à travers le monde, ils sont partout et occupent tout l'espace. Ils sont incapables de se réguler.
- C'est pourquoi nous sommes là, non ?
Rodan cessa d'arpenter la pièce, se figeant comme une statue l'espace d'une seconde avant de pivoter lentement vers Dimitri, dardant sur lui un regard brillant alors que l'ami de son Père laissait entrevoir un sourire cruel et amusé.
- Oui, mais ma famille a toujours fait en sorte de ne pas interférer tu le sais.
- Sauf pour sauver les leurs.
- ... Parfois, oui. Quand ils étaient traqués alors qu'ils se faisaient discrets, pas quand ils allaient au-devant du danger.
- Et ceux qui ont été torturés dans ces labos, crois-tu qu'ils l'aient cherché ?
Un grognement rauque échappa à Rodan qui claqua de la langue, recommençant à arpenter la pièce ravagée, le pas plus rapide encore, plus nerveux, l'impatience se lisant sur ses traits avec une véhémence peu commune.
- Je vois très bien où tu veux en venir, Dimitri.
Lança-t-il en lui adressa un bref regard mécontent, soupirant inutilement avant de secouer la tête, s'approchant cette fois d'un pas lourd, menaçant.
- Je n'ai pas envie de m'embarquer dans ce genre de combat, c'est le tien, pas le mien. je veux juste qu'on me foute la paix et qu'ils paient pour ce qu'ils ont fait !
- Et ils paieront.
La sentence implacable de l'immortel résonna dans sa voix calme et glaciale, contrastant avec la colère dont faisait preuve jusqu'à présent l'orphelin dont l'expression se mua en une soudaine compréhension. Ses yeux bleu scrutèrent le regard clair de son vis-à-vis, puis un sourire similaire au sien étira ses lèvres alors qu'il acquiesçait doucement.
- Soit, je n'ai plus rien qui me retienne ici de toute façon. Je viens avec toi.
La main de Dimitri se leva pour s'abattre chaleureusement sur l'épaule de Rodan, lequel lui rendit la pareille de sa main opposée. L'Eternel était mort, le Créateur n'était plus, il ne reviendrait jamais. Il était temps de se défaire du carcan d'une éducation rigide pour embrasser pleinement sa nature profonde et laisser libre cours à ses pulsions. Le Père était mort, vive le Père.
2079 ☾ New Bellingham, première Cité du Grand Ouest où les vampires peuvent exercer leur domination sous le règne d'un immortel aux moeurs dépravées qui fascine autant qu'il inquiète. Attiré par cet endroit comme un papillon par une flamme, Rodan s'y rend dès l'édification de la Cité, embrassant sans hésiter tout ce que l'endroit avait à offrir : sexe, drogue, violence, sang, l'immortel plongea tête la première dans un tourbillon incessant de plaisirs terrestres qui bercent encore ses songes diurnes, des siècles plus tard. C'est là-bas qu'il pu évacuer toute la rage et le chagrin qu'il éprouvait, se défoulant de tant de façons qu'il s'y forgea une certaine réputation que son Père aurait certainement réprouvé, bien qu'il ne franchit jamais certaines limites que son code d'honneur personnel lui interdisait. Ce fut aussi à cette époque qu'il fit la rencontre de Jaroslav Zelivský, l'un des infants de Dimitri, un vampire aussi froid qu'un hiver sibérien, tout du moins en apparence. Leur différence de tempérament ne fut pas aussi grande qu'aurait pu laisser croire leur première rencontre et les deux immortels se rendirent rapidement compte qu'ils avaient plus de points communs que ce que les apparences laissaient à penser. Dire qu'ils devinrent amis serait une bêtise sans nom, cependant un lien étrange se créa durant cette période et qui fut renforcé lorsqu'ils se retrouvèrent, le temps d'une décennie de 2260 à 2270, au sein de New Riverlake.
2216 ☾ Parlons-en, de New Riverlake, celle qui venait d'être reprise par Dimitri après un putsch dont Rodan n'avait eu que des échos qui l'avaient cependant intrigué. Appelé sur place par le nouveau régnant qui lui avait demandé son aide pour la remise en état de la Cité, il se rendit sur place avec l'idée de rendre à l'ami de son Père l'aide qu'il lui avait apporté lorsque le malheur avait frappé les siens. Curieux face à la façon dont il le vit procéder, connaissant son penchant pour la domination des humains, il apprit beaucoup à ses côtés durant les cinquante années où il travailla d'arrache-pied à protéger les habitants des enragés et des ennemis qui s'approchaient trop près de la cité. Ce fut à cette époque qu'il fit la connaissance de la plupart des membres de la famille Voltchenkov, se liant avec certains d'entre eux dont le plus jeune, Ismaël, qui était l'incarnation même de tout ce que Rodan pensait des humains qu'on laissaient libres d'agir à leur guise. Le fait que le Strigoï ait pu rencontrer Dimitri rappelait souvent à l'orphelin ce que son propre Père avait fait pour lui. Outre les membres de cette famille, ce fut une époque de rencontres plus intimes et fascinantes, dont l'une d'entre elles arborait une chevelure blonde comme les blés et possédait une intelligence déliée des plus appréciables : la belle et mystérieuse Siena Mancini. Auréolée d'un passé qu'elle gardait soigneusement caché, elle avait le don de mener les hommes par le bout du nez et, n'eut été sa prudence, Rodan aurait bien pu se laisser avoir lui aussi, ce qui ne l'empêcha pas d'éprouver une vive attirance pour cette femme dangereusement fascinante. Et puis la cité prospéra, l'armée était rodée, les infants Voltchenkov avaient tous leur place attitrée et, bien qu'il se plu à New Riverlake, le Strigoï se sentit une fois de plus appelé par l'envie de découvrir un nouveau territoire, un nouveau lieu où poser son sac pour quelques temps. Laissant connaissances et amis derrière lui, Rodan se dirigea vers l'une des rares cités dont il n'avait toujours pas foulé le sol, bien plus au Nord que tout ce qu'il avait connu sur ce continent.
2270 ☾ Un genou à terre, la tête humblement baissée, Rodan faisait face à la Reine de la Cité où il venait juste d'arriver. Présenter ses salutations avait toujours été une obligation à laquelle il n'avait jamais cherché à se soustraire, ayant été éduqué dans le respect de l'étiquette et du rang de ceux qu'il pouvait être amené à rencontrer. Celle qui l'observait depuis son trône d'un regard légèrement plissé, teinté d'une méfiance naturelle et sans doute salutaire, n'était autre que la célèbre Lucrezia De Conti dont on disait qu'elle menait son royaume d'une main de fer, ne laissant nulle place à l'incompétence et encore moins aux traîtres potentiels. Aussi quand l'immortel lui avait dit vouloir rejoindre sa Milice, avait-elle tout naturellement demandé ses motifs. Ils ne s'étaient jamais rencontrés, mais il y avait fort à parier qu'elle sentait sur lui l'odeur de sang frais remontant à quelques jours seulement, prélevé directement à la source parmi un groupe d'humains nomades des terres situées entre New Riverlake et New Abbotsford. Pourquoi, alors qu'il avait prit l'habitude de vivre pour lui et de ne s'allier aucune cause, rejoindrait-il les rangs d'une Milice dans une Cité où il n'avait, justement, aucune attache ? Voilà bien une chose qu'il ne pensait pas avoir besoin de justifier en venant ici, aucun des monarques n'avait eu à lui demander ses motivations puisque jusqu'à présent, il n'avait été qu'un solitaire de passage pour quelques décennies tout au plus.
- J'ai beaucoup voyagé après la fin de l'ancien monde, Majesté. J'ai vu des cités se faire et se défaire, des rois tomber et d'autres prendre leur place, mais vous êtes la seule qui demeure encore en place après tout ce temps.
Il leva brièvement ses yeux bleu vers le visage sévère de la femme aux longs cheveux d'un blond pâle, se rappelant l'une de ses sœurs, la fixant alors avec une certaine gravité avant d'immédiatement baisser le regard, fixant le sol devant lui pour ne pas paraître inconvenant.
- J'aime ma liberté, mais j'éprouve l'envie de demeurer au même endroit désormais. J'ignore combien de temps cela durera, mais je ne suis pas de ceux qui demeurent les bras croisés et mon seul talent demeure le combat. Je serais plus utile dans la Milice que dans un bureau.
Il jeta un nouveau regard en direction du trône, son attention dérivant vers le Commandant de la Garde Royale qui se tenait aux côtés de Lucrezia, avant que ses yeux ne reviennent sur la Reine qui reprenait la parole, l'autorisant à s'installer dans sa Cité et à intégrer la Milice. Elle affirma qu'il devrait faire ses preuves et ne serait qu'un soldat parmi d'autres, jusqu'à-ce qu'il se distingue suffisamment pour mériter une montée en grade. Rodan inclina de nouveau la tête, plongeant un peu plus dans sa révérence, son poing venant frapper son torse à l'emplacement du cœur.
- Merci, ma Reine.
2386 ☾ Saloperie de Winnipeg, salopard de Cesario, ordure de Marcus. Rodan avait juré et insulté de l'autre côté des barreaux des cachots, crachant toute la rage qu'il avait à l'encontre des ennemis qui avaient envahis la Cité où il s'était installé et vivait presque plaisamment. Il devait bien le reconnaître, après plus d'un siècle à arpenter les pavés de New Abbotsford, à voir naître et grandir sa population, à mater les sauvages quand c'était nécessaire et à faire appliquer les Lois sous les ordres du Lieutenant Wanda Bożena, il s'était habitué à cette existence qui, bien que contraignante sous certains aspects, n'en demeurait pas moins plus aisée que ce qu'il avait pu connaître durant ses pérégrinations, à quelques exceptions près. Aussi lorsque l'armée ennemie avait fondue sur eux comme la misère sur le pauvre monde, leur résistance avait été balayée avec une dérangeante facilité et Rodan lui-même avait vu des collègues miliciens trahir, frappant dans le dos leurs camarades, tranchant la gorge des humains à leur service qui tentaient de se rebeller et buvant leur sang avec avidité. Si une part de lui avait apprécié cette folie sanguinaire, une autre bien plus profonde avait grondé et s'était insurgée, lui faisant prendre l'épée pour tenter de repousser l'ennemi, en vain. Enfermé avec d'autres dans les cachots, interrogé, torturé, il n'avait rien lâché, arguant de n'être qu'un soldat parmi la multitude, se félicitant d'avoir toujours été discret sur les relations qu'il entretenait avec le Roi Dimitri Voltchenkov. C'est sans doute ce qui le sauva et, bien qu'affamé par ses geôliers, il fut parmi les premiers libérés à reprendre les armes quand l'armée de New Riverlake vint à leur secours, avec à sa tête le Roi de celle-ci, mais également la Reine Lucrezia, prête à en découdre. Les combats qui firent rage formèrent un tumulte embrumé de râles, de gerbes de sang et de cris, de hurlements et d'une soif de vengeance qu'il n'avait plus éprouvé depuis la mort de son Père, le poussant à laisser libre cours à ses instincts les plus primaires. La libération de la Cité, finalement, apporta un étrange apaisement chez celui qui ne pu que s'asseoir au milieu des cadavres ennemis décapités, ses yeux bleu passant d'un visage inconnu à un autre, repérant parfois un plus familier, celui d'un camarade tombé. Camarade... oui, ils étaient devenus cette nuit ses camarades, tous ces vampires qui avaient combattus au même titre que lui, sous les ordres du Lieutenant Bożena et des têtes couronnées qui n'avaient pas hésité à risquer leur éternité pour libérer New Abbotsford. Et quand la reconstruction commença et que son Lieutenant accepta un poste au sein du Conseil, le Strigoï eut la surprise de se voir proposé le rang de celle qu'il considérait comme l'une des meilleurs supérieurs qui soit, celui de Lieutenant de la Milice. Et bien qu'il prétendit que ce n'était rien, Wanda su en fixant son regard que son soldat était bien plus touché qu'il ne voulait l'admettre et, même si à compter de cette nuit-là il se fit un devoir d'être sévère et implacable avec ses hommes, une part de lui éprouve une vive fierté face au nouveau but né de ces épreuves. Peut-être, en définitive, a-t-il trouvé sa place dans ce monde. Quant à l'union des deux souverains qui s'ensuivit, Rodan préfère garder pour lui son avis à ce sujet, évitant de se mêler de politique autant que possible et ne voulant surtout pas interférer dans les plans des têtes couronnées. L'avenir seul dira ce qu'il adviendra de lui.